Turquie-Afrique-terrorisme : Business le jour, Prosélytisme la nuit

Turquie-Afrique-terrorisme : Business le jour, Prosélytisme la nuit 938 440 La Rédaction

Par Philippe Tourel – Ce texte est co-publié par www.madaniya.info et la revue Afrique Asie.

De l’ambivalence de la diplomatie turque en direction de l’Afrique

Rescapé d’un coup d’état militaire en juillet 2016, en délicatesse avec ses voisins en froid avec l’Europe, le président turc a activé à nouveau sa diplomatie africaine en misant, cette fois, sur l’économie. Toujours doublée de l’idéologie islamo-conservatrice, même discrète.

En visite en Afrique de l’Ouest fin février-début mars 2016, la composition de sa délégation donnait déjà le signal : M. Recep Tayyip Erdogan était entouré de pas moins de 150 investisseurs de différents secteurs d’activité. Renforcer la coopération économique et accroître le volume des investissements turcs en Afrique, tel était l’objectif officiel de cette tournée ouest-africaine qui a conduit Erdogan chez les principales locomotives économiques de la région : Nigeria, Ghana, Côte d’Ivoire, ainsi qu’en Guinée, pays au vaste potentiel agricole et minier longtemps miné par l’incurie de ses dirigeants, mais désormais en phase de relance.

Le président Erdogan, qui s’était déjà rendu en 2015 en Éthiopie, à Djibouti et en Somalie, souhaitait, cette fois, consolider et étendre la présence turque dans la zone de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), qui regroupe une quinzaine d’États, avec pour ambition de créer un marché commun et dispose déjà d’un tarif extérieur commun.

Dans les quatre pays visités, Erdogan a ainsi conclu plusieurs accords économiques, mettant à profit la présence des investisseurs turcs pour initier des forums avec le secteur privé local.
«Je suis venu avec des hommes d’affaires. Nous allons réaliser ensemble des projets d’envergure», a confié le président turc à l’issue de son tête-à-tête avec son homologue ivoirien, Alassane Ouattara, à Abidjan, première étape de son périple de cinq jours. En écho au «sultan», Ouattara a insisté sur le rôle de tête de pont que la Côte d’Ivoire peut jouer dans l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), sous-ensemble régional d’environ 350 millions de consommateurs, regroupant huit pays essentiellement francophones.
Au final, il n’y a certes pas eu d’annonces tonitruantes en matière d’investissements, mais le président turc est reparti avec un carnet de projets, notamment dans l’immobilier et les travaux publics, qui devraient booster les échanges économiques s’ils venaient être effectivement réalisés.
Jean Kacou Diagou, président du patronat ivoirien, a trouvé son compte dans ce partenariat renforcé qui se dessine. «La Turquie peut être aussi un partenaire intéressant et important. La Turquie, depuis quelques années, a pu faire émerger des champions nationaux. C’est un thème qui nous tient à cœur», a-t-il déclaré, laissant entrevoir des échanges d’expériences ultérieurs plus poussés avec la partie turque.

L’objectif est d’apprivoiser les recettes ayant permis l’éclosion de champions nationaux turcs désormais en pleine expansion internationale et de les inscrire dans son propre programme à l’étude de création de champions économiques ivoiriens :

«Il y a une très grande stabilité politique ici, ce qui est bon pour l’investissement, et ce dans tous les secteurs. Donc, pour nous, ce pays a un très grand potentiel», a indiqué pour sa part Veysel Seker, représentant de la société turque Alyak (prospection pétrolière) lors du forum d’affaires ivoiro-turc d’Abidjan, le second du genre après le premier tenu l’an dernier en Turquie à l’occasion de la visite d’Alassane Ouattara à Ankara.

Le VRP Erdogan a inauguré à Abidjan, une entreprise de fabrication de béton prêt à l’emploi, symbolisant ainsi son regain d’intérêt pour le pays. Outre l’immobilier et la prospection pétrolière, les investisseurs turcs ont marqué leur intérêt pour d’autres secteurs, tels l’hôtellerie et les services, qui devraient connaître un boum à l’avenir.

La diplomatie turque a abondamment communiqué sur l’aspect économique et volontariste du nouveau périple d’Erdogan, insistant sur l’évolution positive des échanges commerciaux entre la Turquie et l’ensemble des pays africains qui auraient atteint 23,4 milliards de dollars en 2014.

Les échanges avec les États d’Afrique subsaharienne auraient même été multipliés par dix depuis 2000, selon le ministère des Affaires étrangères. Également mis en avant, le nombre des ambassades turques en Afrique qui a plus que triplé depuis 2009, au lendemain du premier sommet Turquie-Afrique tenu en 2008 à Istanbul, point de départ de la nouvelle offensive turque vers un continent longtemps marginalisé, notamment sa partie subsaharienne.
Par ailleurs, la compagnie aérienne nationale Turkish Airlines a accompagné le déploiement des opérateurs économiques turcs en Afrique et le développement des échanges en augmentant considérablement ses dessertes sur le continent. Plus d’une quarantaine de villes africaines sont désormais reliées à la Turquie par Turkish Airlines.

Ce qui a moins filtré de la visite d’Erdogan, par contre, c’est la nécessité pour Ankara de rechercher de nouvelles sources d’approvisionnement en énergie -l’étape du Nigeria, premier exportateur africain de brut, y a contribué-, devant les mesures de représailles prises par la Russie après des tirs turcs contre un avion russe opérant sur la frontière syrienne voisine, en lutte contre Daech. Également mis volontairement en sourdine, le besoin d’étendre sa zone d’influence réduite à la portion congrue en Asie, et de répondre au refus de l’Union européenne de l’admettre en son sein. Les aspects politico-diplomatiques du voyage d’Erdogan ne sont pas à négliger.

La Turquie, loin d’être le grand sauveur philanthropique qu’elle veut paraître

La Turquie, en effet, est fort loin d’être le grand sauveur philanthropique qu’elle veut paraître. En Afrique, le «sultan» Erdogan entendait aussi changer la perception de son pays considéré, dans une large partie de l’opinion en Afrique, comme un pion de l’Otan et de Washington, soutenant la guerre contre le Syrien Bachar al-Assad. Or, ce dernier est considéré par de nombreux Africains comme un héros patriote luttant courageusement contre l’impérialisme. D’Abidjan à Abuja, en passant par Accra, Erdogan a ainsi tenté de présenter une Turquie qui peut «contribuer formidablement à l’établissement de la paix et de la sécurité mondiales».

Or, le souvenir de sa forte implication dans la destruction de la Libye avec ses alliés de l’Otan est encore frais dans les mémoires. Que valent ses services pour lutter contre le terrorisme dans une Afrique subsaharienne en proie à l’insécurité du fait des agissements de groupes terroristes, tels Boko Haram, Al-Mourabitoune et bien d’autres, dont certains sont liés à Daech soutenu par la Turquie ?

Des groupes qui utilisent le territoire libyen déstabilisé comme base arrière ? Le président turc, du reste, n’a pas donné d’indications claires pour étayer ses propositions.

La politique africaine de la Turquie dictée par l’AKP, parti véhiculant l’idéologie théocratique des Frères musulmans

La sécurité est une obsession chez un Erdogan de plus en plus autocrate. Les groupes confessionnels turcs qui ont essaimé sur le continent, avec sa bénédiction, ne sont plus bien vus par Ankara depuis que leur leader, Fethullah Gülen, est entré en dissidence avec le Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur, au pouvoir en Turquie). Il y a deux ans, lors du deuxième sommet Turquie-Afrique tenu au palais des Conférences de Sipopo, en Guinée équatoriale, le président turc avait prononcé un discours où il appelait les chefs d’État africains à se méfier des «dangereuses organisations qui opèrent dans leurs pays» faisant une référence à peine voilée au mouvement Hizmet (le «Service»), de Fethullah Gülen.
«Nous voyons que certaines structures dangereuses tentent d’influencer la Turquie et certains pays africains sous couvert d’organisations non gouvernementales ou de travailleurs volontaires de l’éducation. Nous surveillons cela attentivement. Nous attendons de nos amis en Afrique d’être conscients de cette menace, et je tiens à souligner que nous sommes prêts à échanger des renseignements pour lutter contre ces organisations», avait-il ajouté.

Une exhortation à la surveillance de groupes religieux qui a fait sourire plus d’un observateur averti. La nouvelle politique africaine de la Turquie a été édictée par l’AKP, un parti véhiculant l’idéologie théocratique des Frères musulmans.

L’AKP a fondé sa stratégie africaine sur l’action de réseaux humanitaro-religieux massivement implantés en Afrique, dont le célèbre mouvement Gülen, constitué autour du charismatique Fethullah Gülen, principal soutien du régime d’Erdogan avant de devenir son ennemi juré pour des questions essentiellement de pouvoir.

La vocation éducative affichée de ce mouvement a conduit à la construction d’environ une centaine d’écoles sur le continent, réparties sur une quarantaine de pays de la région, notamment en Afrique du Sud, au Kenya, en Tanzanie et au Cameroun. Ses programmes d’enseignement font place nette au prosélytisme religieux.

L’idéologie n’est jamais très loin dans les postures et les positionnements de l’AKP, estime la chercheuse Gabrielle Angey dans sa note de l’Institut français des relations internationales (Ifri), rappelant : «L’AKP a lui-même affirmé le rôle de l’islam comme instrument de sa politique sur la scène internationale.» Cette référence à l’islam comme «une ressource symbolique dans l’expansion turque en Afrique», d’après Gabrielle Angey, se retrouve dans les discours du président Erdogan, notamment dans celui de 2011 où il fait appel à la «communauté du Prophète» pour justifier sa campagne humanitaire d’aide à la Somalie.

Après la Corne de l’Afrique, Erdogan a désormais jeté son dévolu sur l’Afrique de l’Ouest, parlant business le jour, pendant que ses entrepreneurs islamistes s’activent la nuit.

Du coup, nombre d’observateurs restent sceptiques quant à un développement fulgurant du partenariat Turquie-Afrique dans un tel contexte de double jeu et d’hypocrisies, avec une avalanche de turpitudes qui ont généré ou entretenu des conflits aux portes, voire à l’intérieur, de la Sublime Porte. Comment développer une politique africaine efficace et, dans le même temps, soutenir les projets impérialistes occidentaux en Afrique par une implication sans réserve dans les entreprises de l’Otan ? Erdogan n’est pas à une contradiction près.

Illustration

Le président ivoirien Alassane Ouattara et son homologue turc Tayyip Erdogan au palais présidentiel d’Abidjan, le 29 février 2016. © REUTERS/Luc Gnago

La Rédaction

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