Da'ech : Épilogue

Da'ech : Épilogue 938 400 Haytham Manna

I. Le démantèlement des attributs de l’État moderne

Tout au long de cette étude, nous nous sommes employés à recenser les conséquences majeures de la naissance et du déploiement du califat de Da’ech, veillant à ne pas nous impliquer dans des questions organisationnelles relatives à l’appartenance, au recrutement – provisoire ou permanent – des combattants, à la liste des bailleurs de fonds, aux collaborateurs du groupement, particulièrement les secrets du camp de détention de Bocca, premier générateur de l’accouplement sanguinaire entre les anciens officiers de l’armée irakienne et Al Qaida.
Ce présent rapport vise donc à mettre au jour la réalité d’un phénomène qui constitue la plus dangereuse manifestation de l’action paramilitaire de la région, et non à établir une nomenklatura de ceux qui le combattent militairement et en matière de sécurité.
Il nourrit aussi l’ambition de doter les démocrates et les partisans de la dignité humaine des matériaux capables de les éclairer, tant sur le plan civique que religieux, de fournir à tous des moyens constructifs qui aideraient à les mettre en position de faire front à l’obscurantisme et à l’extrémisme. Ce faisant, nous laissons à la disposition des chercheurs les matériaux et les sources fondant cette étude aux archives de l’Institut scandinave des droits de l’homme (SIHR).

À notre grand regret, il ressort de ces dizaines de déclarations une grande opacité, et une non moins grande confusion durant cette période en ce qui concerne le positionnement des uns et des autres.
Bon nombre d’écrivains et de d’hommes politiques ont succombé à la facilité de la propagande. De même, les médias auront participé, de manière directe, à ce que j’ai qualifié, il y a deux ans, d’« opération d’embrigadement et d’abrutissement », générant une situation catastrophique en Syrie et en Irak, et dont la raison et la sagesse auront été les premières victimes.
La rationalité politique était la seule voix en mesure de faire barrage d’une manière logique et cohérente à cette prolifération cancéreuse, fondée sur le meurtre sur la seule base de l’identité (religieuse ou ethnique) de la victime. Dans la pratique, ce mode de fonctionnement a institutionnalisé l’égorgement des civils aussi bien que des porteurs d’armes, ces deux catégories étant placées sur un pied d’égalité.

Les mouvements takfiristes ont mis à profit la misère qui sévit dans la zone pour mobiliser la population sur la base d’une haine primaire et vindicative.
Bien que faisant usage d’un grand nombre de produits d’importation (les armes, les médicaments, mais aussi les réseaux internet occidentaux et les autres moyens de communication), les mouvements takfiristes se sont montrés particulièrement rétifs à toute notion de législation internationale, qu’elle s’inspire ou non de l’islam, assassinant le principe même du droit à la vie consacré par toutes les religions. Ils se sont mis en position de confrontation avec tout ce que l’humanité a produit sur le plan de l’intégrité psychologique et physique de l’être humain.

Ainsi que nous l’avions décrit dans notre partie consacrée à l’analyse de l’aspect psychologique des phénomènes engendrés par le califat de Da’ech (cf. « La fabrique de la sauvagerie »), nous faisons face à des pulsions qui masquent des tendances agressives profondes. Sous une apparence de rigidité, d’intransigeance et d’exaspération des sentiments, l’objectif dissimulé est bien la domination et l’accaparement de l’argent et du sexe.
Bien qu’il soit tragique de le reconnaître, le « bulldozer Da’ech » est parvenu à saper les nobles aspirations à la liberté, à la dignité et au changement.

Il est impossible d’affronter l’obscurantisme par des moyens corrompus. Si la confrontation militaire peut se justifier, l’éradication du phénomène ne saurait se réduire, stratégiquement, à son aspect militaire et sécuritaire. Aucun exemple historique n’a apporté la démonstration que l’extrémisme pourrait être contenu par un contre-extrémisme ou par le recours à une option exclusivement militaire.
L’extrémisme est présent dans toutes les sociétés humaines, c’est fait incontestable. Il existe partout, indépendamment de la religion, de l’idéologie ou du nationalisme. Et sa présence marginale donne d’ailleurs la possibilité de le maîtriser en permanence. À juste titre d’ailleurs, le psychanalyste italien Franco Basaglia soutient que, dans « les « sociétés déviantes », la maîtrise de cet état de fait doit s’effectuer avec des moyens dynamiques. Juguler l’extrémisme ouvre la possibilité à une réadaptation et à une réinsertion vers le monde réel, pas nécessairement exemplaire, mais inscrit dans la réalité.

L’état pitoyable de la mondialisation contemporaine, en situation de crise, tant au niveau des cercles dirigeants de l’économie du marché que sur le plan de la monopolisation de l’énergie que du surarmement, a généré des effets contraires multiformes. Mais ces effets ne sauraient constituer une menace existentielle sans la persistance du soutien d’une fraction de la classe dirigeante qui s’emploie à maintenir en état de marginalisation de larges couches de la population – portant ainsi atteinte à l’identité et à la substance même de l’individu du fait d’un autoritarisme local et vidant de sa substance la citoyenneté, privant les individus de leur droits politiques, civiques et culturels.
L’interactivité entre les facteurs de l’expansion de l’extrémisme, à échelle locale, régionale et internationale, a constitué une force de neutralisation permanente en mesure d’ébranler les fondements de l’État moderne et à maintenir captif le mouvement de protestation populaire visant à la restauration des droits fondamentaux. Il s’agit pourtant là d’une caractéristique de notre époque contemporaine, que l’on se réfère aux libertés publiques ou aux conditions de base élémentaires à une vie digne.
Pour cette raison, nous nous sommes opposés avec force à toute forme d’opposition armée : les expériences contemporaines ne fournissent aucun exemple d’une transition réussie par la force vers la démocratie, la justice et un État de droit. La violence contenue au sein de la population du fait des conditions inhumaines de son existence pouvait, au sein d’une jeunesse en révolte, brider son droit naturel à la résistance civique en vue de modifier la situation dans son pays, voire de le dévoyer vers des formes plus violentes.

Pendant ces trois dernières années, nous avons tenté de démanteler et de démentir la position de nombreux universitaires européens qui s’inspiraient dans leur démarche du précédent révolutionnaire français pour l’appliquer à la Libye et la Syrie. Des spécialistes soulignaient à tout propos que l’hymne national français retentit toujours de l’appel aux armes (« Aux armes, citoyens »). Avec la même force, nous nous sommes opposés à l’appel au djihad des charlatans tapis dans les réseaux Internet et sur les chaînes satellitaires.
Quiconque prônait la modération et la sagesse dans l’usage des armes était immanquablement marginalisé, comme voué à la disparition sous les coups de butoirs des pouvoirs dont l’unique système reposait sur son appareil militaire et sécuritaire, ou sur des structures elles-mêmes « organiquement basées » sur l’obscurantisme confessionnel.
Dans un système différent de celui de la démocratie, ces structures auraient pu se développer à loisir, particulièrement dans le monde arabe, où une pléthore d’exemples existe depuis toujours. Combien de fois avons nous attiré l’attention sur ce fait avéré depuis des décennies et des générations…

La convergence d’intérêt entre les puissances régionales, tremblantes de surprise face au soulèvement populaire imprévu, et les nations qui ont flairé la possibilité de tirer profit de l’usage de la force pour affaiblir d’autres pays (qu’ils ont préalablement fait figurer sur la liste de ceux qui menacent leurs intérêts) a conduit les deux parties à travailler dans le même sens. Ces différentes puissances se sont appliqué à transformer la Syrie et l’Irak en théâtre de déploiement de la violence – un défouloir non seulement pour tous les marginaux de l’Occident, mais aussi pour les pays pétroliers menacés par l’idéologie du djihadisme wahhabite, la plus prégnante au sein de sa jeunesse depuis la guerre d’Afghanistan (1980-1989).
Néanmoins, le théâtre des opérations, cette fois-ci, n’était pas constitué des monts et des plaines afghanes, mais des zones situées aux frontières de l’Europe et de l’Alliance atlantique (Turquie), à moins de 100 kilomètres de l’Union européenne. Le feu vert accordé à l’ouverture des frontières vers le Croissant fertile (c’est-à-dire vers la constellation des pays du Levant – Syrie, Liban, Jordanie, Irak et Palestine) a mené à la consolidation des thèses salafistes djihadistes de même qu’au renforcement de l’État sécuritaire. Dès lors, il était inconcevable que ce visa octroyé pour protéger les arrières de cette politique destructrice ne suscite un effet de retour de bâton en quelque sorte, justement parce que cette politique ne pouvait se faire à sens unique, sans que la région ne songe à se protéger elle-même à moyen et à long terme.

L’une des conséquences les plus dangereuses de la mondialisation des conflits de la zone a été la montée en puissance des services de renseignements, au détriment des considérations géopolitiques. Cette tendance s’est accompagnée du rôle grandissant de Hakkan Fidan en Turquie, de Qassem Souleimany en Iran, de Bandar Ben Sultan en Arabie Saoudite, d’Ali Mamlouk et de Jamil Hassan en Syrie.
Mais la conséquence la plus directe de la mondialisation de l’état d’urgence a été la consolidation des thèses salafistes dans l’abolition de toute distinction entre l’État, le régime et le pouvoir politique et sécuritaire.
Dès lors que la thématique étatique s’est vue rejetée, par voie de conséquence, ses répercussions ont été immédiates sur les concepts de souveraineté et d’intégrité territoriale de même que sur les éléments constitutifs de la patrie, qu’il s’agisse des sujets ou des concitoyens. Des répercussions aussi sur l’idée même d’État de droit doté d’institutions, fruit d’une longue lutte de plusieurs siècles de l’homme contre l’injustice, le pouvoir absolu et l’arbitraire.

La régression de l’idée d’État s’est accompagnée d’une régression similaire du concept de l’État de notre ère, expression de la représentation populaire, de la concitoyenneté, ouvrant la voie au pouvoir absolu non soumis à contrôle, à une mafia organisée de l’économie et aux tribunaux d’inquisition sur le modèle wahhabite.
De tels pouvoirs dictatoriaux ont favorisé la confusion entre l’État et le régime et entraîné l’extension de la pratique de ce que nous avions qualifié de « génocide politique » (dans la première partie de notre Short Universal Encyclopedia of Human Rights) en ce que le système a ici donné libre cours à l’anéantissement politique, à la multiplication des condamnations, à l’application de la peine capitale à l’encontre de tout adhérent à la confrérie des Frères musulmans en Syrie ou au parti Da’wa (chiites d’Irak), dans la décennie 1980.

Au sein des mouvements relevant de l’Islam politique, ce comportement a suscité des confrontations permanentes avec l’État et ses institutions, policières et militaires, de même que les services de fiscalité et du mariage.
Certains prétendus idéologues d’Al Qaida ont poussé le raisonnement jusqu’à ses plus ultimes conséquences en décrétant le crime d’apostasie à l’encontre de quiconque relevait de ces institutions et en s’autorisant, ce faisant, toute confrontation avec elle.
Cette pulsion s’est étendue à de vastes secteurs de la population marginalisée du fait d’un pouvoir arbitraire. Un fait générateur d’une situation hautement négative rendant licite le pillage des institutions du pouvoir, le vol de l’argent public, voire même le pillage des institutions de l’État dans des secteurs clés de l’économie tels la production pharmaceutique, le domaine agroalimentaire ou les télécommunications.
Une telle rengaine a crée un climat propice à la relance de la thématique de « l’intervention étrangère » qui a gagné bon nombre d’esprits, parmi le peuple comme parmi l’élite intellectuelle.

Ces trois dernières années, si la cécité idéologique a conduit les extrémistes à leur fin logique, la prépondérance de l’irrationalité politique et l’intronisation d’un leadership (lui-même commandité en arrière-plan par des injections massives de fonds à finalité politique) a généralisé ce phénomène à d’autres couches de la population non djihadiste brandissant, la mutation étant grisante, des mots d’ordre clinquants tels la transformation démocratique, l’édification d’un État de droit, au point de devenir minoritaires, pris entre le marteau de l’extrémisme takfiriste et l’enclume du pouvoir arbitraire.

II. Édifier l’environnement sociétal

Les mouvements takfiristes ont tiré profit de plusieurs facteurs qui ont contribué à favoriser leur déploiement et leur expansion.

  1. La guerre d’Afghanistan (1980-1989) a reposé sur le djihad contre le communisme et contre les renégats : les agissements djihadistes ont bénéficié d’une large caution (aussi bien pour la destruction des écoles, des institutions publiques, que parfois des hôpitaux). Cette caution a été consentie par la totalité des démocraties formelles occidentales, sans exception, et non seulement par les gouvernements des pays arabes et/ou musulmans, lesquels ont fait office de front arrière de soutien au combat en l’alimentant par les hommes et l’argent.
  2. Le vide idéologique qui a accompagné la chute du pacte de Varsovie et l’implosion de l’Union soviétique. Il est généralement connu que la jeunesse ne produit pas une idéologie mais adhère à une doctrine mobilisatrice pour son combat. La maturation de sa lutte et son affinement ne s’opère que par ce biais.
  3. Depuis la seconde moitié de la décennie 1970, la montée en puissance des mouvements se réclamant de l’Islam politique dans plusieurs pays musulmans avec la naissance de la Révolution islamique en Iran. En dépit de l’échec du mouvement de Johaimane al-Oteiby en Arabie Saoudite et de l’expérience de L’Avant-garde combattante des Frères musulmans en Syrie, l’idéologie islamiste est demeurée le principal facteur d’influence de la jeunesse dans le monde arabe.
  4. En ciblant Al Qaida, la « guerre contre le terrorisme » lancée par l’administration républicaine américaine de George Bush et Dick Cheney (2001-2008) l’a, par contrecoup, intronisé auprès des courants les plus rigoristes et les plus intolérants des mouvements de tout l’Islam politique.
  5. La propagation du virus de la thématique confessionnelle à des partis et mouvements islamistes situés hors du courant djihadiste, après l’occupation de l’Irak (2003) et l’apparition de la doctrine de la renaissance de la maison chiite en vue de procéder à la restauration de l’État irakien.
  6. L’instrumentalisation par de nombreux gouvernements du Moyen-Orient de l’idée d’un affrontement chiite-sunnite, tendance que l’on retrouve dans toutes les confrontations régionales (en plus de l’injection de milliards de dollars en vue de marginaliser des notions telles que l’intérêt panarabique, la souveraineté de l’État, les relations de bon voisinage, l’édification de groupements économiques supranationaux, la lutte pour l’établissement d’un projet démocratique en opposition au projet de l’arbitraire du pouvoir.
  7. L’adhésion de la majorité des partis à dominante islamiste à la conception totalitaire du pouvoir par référence à la thématique du penseur égyptien Sayyed Qotb (« Prenez l’islam dans sa totalité ou il vaut mieux l’abandonner »). Le point de convergence de l’idéologie qotbiste entre les formations militaires des Frères musulmans et les organisations djihadistes salafistes a fait des sociétés humaines imprégnées de leur idéologie un terrain fertile aux groupements radicaux pour y puiser l’encadrement politique et militaire qui leur faisaient défaut – un recrutement aisé en ce qu’il ne se heurte pas à la moindre réticence doctrinale.
  8. Le fait que les autorités dictatoriales aient privilégié le recrutement sur la base de considérations tenant à la solidarité clanique plutôt que civile, dans l’édification de leur armée et leur appareil de sécurité, en plaçant quiconque ne répond à de telles critères en position de confrontation avec le pouvoir.

Il est important de rappeler ici que les principaux dirigeants du mouvement syrien Ahrar As Sham (les Hommes libres de Levant) d’Al Qaida et, dans une proportion moindre, de Da’ech sont d’anciens membres de L’Avant-garde combattante des Frères musulmans qui avaient rallié Al Qaida. Point n’est besoin d’insister sur l’enthousiasme qui s’est emparé des dirigeants de la confrérie et des mouvements salafistes et takfiristes participants au congrès pour le soutien à la Syrie, qui s’est tenu le 15 juin 2013, sous l’égide de Mohamad Morsi, à l’époque Président de la République arabe d’Égypte.
Aucun chercheur islamique objectif ne pourra établir la moindre distinction entre les prédications du cheikh Youssef Qaradawi et les revendications de Yasser Borhami ou de Mohamad al-Tarifi [1], du courant salafiste. Il suffit, pour s’en convaincre, de recenser les noms des organisations qui ont participé à la tenue de ce colloque (le Club des penseurs musulmans, la Ligue des oulémas sunnites, le Comité mondial islamique, le Conseil de coordination islamique mondial, le Global Campaign Against Agression), et constater la convergence doctrinale des deux courants cités et leur clair appel à un djihad mondial en Syrie.

III. Qu’en est-il de l’avenir ?

Face à une telle situation, en présence d’incubateurs sociaux générateurs de projets destructeurs de l’État et des citoyens, ces groupements constituent une pathologie endémique comparable par leur effet à la déficience du système immunitaire sur les individus.
Mais, à l’inverse de la posologie appliquée au sida par exemple – un traitement qui réduit les effets de la maladie sans l’éradiquer, tout en maintenant en vie le patient –, nos sociétés disposent de bien des moyens pour traiter le mal et déblayer la voie à celles qui sont animées de la volonté de le faire dans l’espoir de se réinsérer dans le cours de l’histoire contemporaine.

Il est impossible d’affronter un mouvement takfiriste sans assécher au préalable ses sources de financement et son réservoir humain. Il y a plusieurs décennies, un chercheur originaire du Golfe, Anouar Abdallah, a mis en garde contre les trois « sauterelles noires », par référence au mauvais usage que font les Arabes de leurs ressources énergétiques, au point de transformer cette manne en malédiction.
Le mauvais usage des ressources non productives de la part de gouvernements et de mouvements au service d’une idéologie destructrice constitue la principale force de propulsion du phénomène takfiriste. À ce jour, les mouvements takfiristes djihadistes ne peuvent recourir à l’autosuffisance matérielle. Qu’elle provienne des instances internationales ou régionales, toute décision de fermeté, toute volonté d’exiger des comptes de quiconque se trouvant en rapport avec ces groupements terroristes produira donc immanquablement ses effets sur la force du mouvement et par extension sur le mouvement lui-même.

Il est temps de cesser de se borner à faire allusion à l’instrumentalisation des ressources énergétiques dans le financement de mouvements que l’ONU a qualifiés de terroristes, ainsi que cela a été mentionné dans la résolution 1270 du Conseil de sécurité. Il est temps de cesser de faire allusion pour criminaliser ce comportement et exiger des comptes. Se révélera alors la responsabilité de gouvernements liés par la connivence avec Da’ech. Une connivence matérialisée par les transactions via des hommes d’affaires du parti au pouvoir ou des intermédiaires qui lui sont proches et qui ont permis de réaliser de fortunes colossales grâce au trafic pétrolier avec Da’ech, au détriment des peuples.

Nous souhaitons également rappeler une fois de plus que l’une des plus importantes sources d’enrichissement du terrorisme (au point que cette « source de revenus » a bénéficié ces dernières années d’une acception tacite) est le paiement de rançons, particulièrement de la part des États occidentaux.
Que des pays du Golfe s’acquittent de rançons et se drapent du rôle de « bienfaiteurs humanitaires », parce qu’ils auraient ainsi contribué à la libération d’otages occidentaux est une vraie mascarade, une simagrée. Le comble de cette tragédie : payer une rançon de 20 millions de dollars pour libérer un ressortissant européen constitue sans le moindre doute une opération à peine déguisée de financement de mouvements takfiristes.

Notre souci de la vie humaine ne nous autorise pas à accepter de compenser la vie d’un otage occidental ou d’un ressortissant européen par la mise à la disposition de moyens financiers mettant un preneur d’otages en mesure de tuer plus de mille citoyens des pays de la zone.
Si les pays européens sont sincèrement soucieux de la vie de leurs concitoyens, leur devoir est de leur interdire de se déplacer dans des zones qui les exposent au risque d’enlèvement, qui mettent en péril leur existence.

Au cours d’une étude réalisée par un groupe de juristes début 2014, il est apparu que le Qatar occupe la première place sur la liste européenne dans le financement des organisations qualifiées de terroristes.
Des amis du Qatar ont protesté auprès de nous contre cette liste en ce que cette recension incluait le paiement de rançons, arguant du fait que les versements de rançons relevaient d’une noble action humanitaire de la part de leur émirat. La totalité des chercheurs étaient pourtant parvenus à la conclusion que ces rançons constituaient bel et bien une des plus importantes sources de revenus des organisations terroristes : elles avaient joué un grand rôle dans l’enrôlement des combattants et l’achat de leur armement.
La plupart des pays européens sont tombés dans ce piège hypocrite, contrairement à la Russie et aux États-Unis, lesquels ont généralement refusé le chantage (avec une variante pour les Américains, à savoir la possibilité de recourir à un échange de prisonniers pour protéger leurs ressortissants).

Il n’est pas possible de briser le flux takfiriste sans recourir, à nouveau, au principe du dégagement de tous les combattants non syriens de Syrie et de tous les combattants non irakiens d’Irak.
Un combattant étranger est un étranger dans tous les sens du terme : étranger au tissu social, étranger à la psychologie collective locale, porteur des virus de la surcharge religieuse et confessionnelle résultant de la sur mobilisation psychologique, enclin à faire peu de cas de la vie des civils et, dans la plupart des cas, plus proche de la définition du mercenaire que de l’engagement doctrinal ou idéologique.
Cette foule en provenance de soixante-dix pays, porteuse d’autant complexes psychologiques et qui plus est animée du souffle de la vengeance est à l’origine de quatre-vingts pour cent des attentats-suicide.

Le dispositif mis en place par les pays européens pour lutter contre ce phénomène a accentué la férocité et l’extrémisme des revenants de Syrie. Cela se manifeste d’une manière plus nette dans le glissement opéré vers les mouvements les plus sauvages dont la séduction de l’offre de recrutement est plus importante.
La fermeture des frontières, l’incrimination des parties facilitant le transit constituent ainsi deux mesures nécessaires à l’interruption du flux humain extérieur à Da’ech et à ses frères. Depuis mars 2013, nous avons réclamé avec insistance l’adoption par le Conseil de sécurité d’une résolution concernant les combattants non syriens. En association avec des organisations juridiques non gouvernementales, la requête déposée par le Comité de coordination nationale pour le changement démocratique (CCNCD) n’a pas été prise en compte.

Il est impossible d’affronter ces groupements et de gagner le combat en leur opposant des armes. Il est nécessaire d’opérer un retour vers le principe de l’armée nationale et de l’État de droit pour y mener un siège de longue durée couronné de succès. L’expérience de ces dernières années a prouvé que l’armée idéologique n’est pas en mesure de réaliser l’unité nationale autour du principe de l’État et de la souveraineté. De même, un État religieux sera destructeur dans tous les sens du terme.
La réédification d’une armée sur la base de la nation et de la concitoyenneté pourra, elle seule ouvrir la voie à une souscription de la collectivité nationale au principe selon lequel « l’État détient le monopole de la violence organisée ». Le processus de réforme privera les groupements armés d’un milieu social qui a utilisé le leitmotiv de l’injustice comme levier d’un conflit ouvert contre l’État, dans un premier temps, avant de dévier, dans un second temps, vers une opération de démantèlement programmé des attributs fondamentaux de la société… En d’autres termes, à mettre en place les conditions d’une guerre civile permanente.

La cessation des opérations d’éradication et de marginalisation des institutions fondamentales de l’État d’une part et la neutralité positive des organes chargés du contrôle de la violence de la société (armée, police) d’autre part constituent la principale force motrice rendant possible l’émergence d’un front social cohérent afin de faire face à l’extrémisme. La mise en œuvre de réformes radicales établira une démarcation effective entre l’État et l’idéologie. Elle dégagera le terrain à la mise sur pied d’un État aux institutions fondées sur des compétences et sur la concitoyenneté. La voie la plus sérieuse pour prévenir la dérive du pire du passé dans l’édification du plus hideux du présent.

Mettre fin au crime constitué par l’instrumentalisation des groupes terroristes dans les conflits politiques se déroulant sur un triple niveau, interne, régional et international est un impératif.
Que tous les hommes de religion sincères et éclairés adoptent une position claire, sans ambiguïté, à l’égard de ces groupements. Ainsi que je l’ai assuré à M. Issam al-Attar [2], une position ferme de la part d’un penseur islamique est infiniment plus importante que des dizaines de prises de position de démocrates laïcs – du moins en regard du contexte confessionnel actuel.
Le projet obscurantiste ne dénature pas le sens de l’État civique. Il ne déforme pas l’idée de démocratie. Il pointe un poignard venimeux vers la poitrine de la religion musulmane dans ses valeurs spirituelles et morales les plus hautes. C’est là que réside l’importance du rôle des réformateurs musulmans dans la confrontation avec l’expansionnisme takfiriste.

Il est nécessaire de faire cesser les crimes de nature médiatique et de forger des lois criminalisant l’apostasie, la discrimination sociale et religieuse. Les médias, qu’ils soient sunnites ou chiites, ont joué un rôle déterminant dans la diffusion des pensées obscurantistes, justifiant et embellissant le meurtre, le terrorisme, enrôlant une jeunesse adolescente dans les rangs des groupements takfiristes, renforçant la surmobilisation psychologique à base confessionnelle de même que la division au sein d’une même société.
Interrompre la régression du politique, les complots visant à pervertir l’éveil des consciences de même que toute forme de connivence avec l’obscurantisme est également vital pour l’avenir des démocraties dans le monde.

Qui d’entre nous pouvait s’imaginer que la déportation des chrétiens de Mossoul se déroule de cette sorte ? Dans le silence de tous ceux qui péroraient sur l’alliance révolutionnaire entre les tribus et les groupes combattants ou, sa variante, sur la révolution islamique en terre d’Al Rafidain (au confluent de l’Euphrate et du Tigre).
En 1888, lors du soulèvement général de la paysannerie au Djebel Arab, l’armée ottomane a établi des marques distinctives sur les maisons des participants à la révolte paysanne en vue de tuer leurs propriétaires et de forcer au départ les autres occupants. Les notables locaux ont reproduit ces signes discriminants sur la totalité des habitations afin d’entraver l’application de ces mesures.

Laquelle des formations politique ou militaire de Mossoul songeraient à inscrire la lettre « N » sur le domicile de ses concitoyens pour empêcher la déportation de ses compatriotes chrétiens ? À tout le moins, qui oserait aujourd’hui affronter cette décision, ne serait-ce que par communiqué ? Une telle modestie politique que recouvrent le silence et la connivence interdit à quiconque de revendiquer l’honneur de s’affirmer libre, ou encore moins révolutionnaire.
Nonobstant le comportement du gouvernement de Noury al-Malki, il est difficile de considérer complice des crimes de Da’ech ceux qui auraient fait alliance avec ce groupement ou qui se seraient simplement déclaré sympathisant du mouvement.

Dernière considération, et non la moindre : il importe d’édifier au plus vite la plus vaste alliance nationale contre l’obscurantisme et la sauvagerie. Durant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), les pays occidentaux ont fait alliance avec Staline pour briser net l’expansion du nazisme et du fascisme en Europe. Les événements décisifs que vit la Syrie et ses zones limitrophes commandent de faire alliance avec tous ceux qui respectent un minimum de droits et de libertés humaines, afin de livrer le combat acharné le plus total possible contre cette peste.

La sauvagerie n’est plus un phénomène susceptible d’être combattu par une simple faction pour mettre un terme à son expansion.
Nous sommes face à un problème existentiel que peuple et pays se doivent d’affronter par la prise de mesures courageuses, par des strictions chirurgicales nécessaires dans le corpus existant, par de vastes alliances entre tous ceux qui refusent l’obscurantisme comme mode de vie, le meurtre comme instrument de gouvernement, de même que cet arbitraire dangereux prôné par un groupuscule, j’ai nommé Da’ech.
Car la plupart de ses ennemis naturels n’ont pas été à la hauteur des responsabilités et des défis. La crainte révérencieuse qu’inspirent les crânes de ses innocentes victimes suffira-t-elle à nous forcer à nous redresser ?

[1] Les politiciens se défaussent de leurs obligations par des artifices de langage. En cela, le cheikh al-Tariri n’échappe pas à la règle, risible dans sa façon de se soustraire à ses obligations en développant la thèse de nasekh wal mansoukh (le verset coranique qui en remplace un autre) ou soutenant parfois, quand son propos paraît aléatoire, que ce qu’il vient d’avancer « remplace [ses] anciens propos ». Une fois, une seule, il a dérogé à ses habitudes : « Ce que je dis aujourd’hui est ma position à l’égard de Da’ech. » Mais c’était faire preuve de courage sans prendre risque, en ce qu’il avait revendiqué la paternité de ses propos lors des décisions du gouvernement saoudien à l’encontre des groupements politiques islamiques et djihadistes, notamment la criminalisation des Frères musulmans.

[2] Issam al-Attar, ancien secrétaire général des Frères musulmans en Syrie, est un penseur islamique réformiste et modéré. Attar a soutenu la résistance civile et lancé courageusement des mises en garde contre la militarisation du mouvement populaire.

Illustration

Copyrights © SIHR / Madaniya

Annexe documentaire






Haytham Manna

Haytham Manna, Président du mouvement Qamh (Valeurs, Citoyenneté, Droits) en Syrie. Membre dirigeant de la Conférence Nationale Démocratique de Syrie. Co-président du Conseil Démocratique de Syrie, coalition de l'opposition démocratique et patriotique syrienne, est Président de «The Scandinavian Institute For Human Rights (SIHR-Institut Scandinave des Droits de L’homme). En exil en France depuis 35 ans, il s'oppose à tout recours à la force pour le règlement du conflit syrien. Son frère a été tué par les services de sécurité syriens et son cousin torturé au début du «printemps syrien», en 2011. Il est l’auteur de trois ouvrages «Islam et Hérésie, l’obsession blasphématoire», «Violences et tortures dans le Monde arabe», tous deux aux Éditions l’Harmattan, ainsi qu'un troisième ouvrage «Le Califat d Da'ech». Titulaire d’un diplôme sur la médecine psychosomatique de l’Université de Montpellier, il a exercé au sein de l’équipe médicale du professeur Philippe Castaigne au Laboratoire du Sommeil (Département de neurophysiologie) du groupe hospitalier Pitié Salpêtrière à Paris. Haytham Manna siège au comité directeur de Justicia Universalis et de l’Institut égyptien des études des droits de l’homme, titulaire des plusieurs distinctions honorifiques dans le domaine des droits de l’homme: Medal of Human Rights-National Academy of Sciences-Washington (1996), Human Rights Watch (1992).

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