Adaptation en langue française par René Naba, directeur du site https://www.madaniya.info/. Jaafar Al Bakli est un universitaire tunisien, chercheur sur les questions de l’Islam, spécialiste de l’histoire politique des pays arabes, notamment des pays du Golfe. Ses contributions au site madaniya sont sur le lien suivant : https://www.madaniya.info/author/jab/
Note de la Rédaction
La chute de la Monarchie égyptienne est intervenue, le 23 juillet 1952, avec le coup d’État du Mouvement des officiers libres, dirigé par Mohammed Naguib et Gamal Abdel Nasser, pour renverser le roi Farouk, et en finir avec l’occupation britannique de l’Egypte.
Farouk, né le 11 février 1920 au Caire et mort le 18 mars 1965 à Rome, est l’avant-dernier Roi d’Egypte et le dixième souverain de la dynastie de Méhémet Ali. Il succède à son père Fouad 1er, le 28 avril 1936, et règne jusqu’au 26 juillet 1952, date à laquelle il est renversé, puis remplacé par son fils Fouad II. Il meurt treize ans plus tard en exil en Italie. Sa sœur, Faouzia Fouad, est la première épouse du dernier Chah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi. –Fin de la Note.
« Informez le premier ministre Rifa’at Al Bacha que la situation en Egypte est grave. La situation est en train d’échapper à tout contrôle » : Le ton du ministre de l’intérieur Fouad Siraj Eddine Bacha est vif lorsqu’il s’adresse à l’épouse du premier ministre lui demandant d’informer son supérieur hiérarchique de la gravité de la situation.
Réponse de Zeinab Al Wakil, épouse du premier ministre : « Rifa’at al Bacha est occupé. Mais je lui transmettrai néanmoins l’information et je l’informerai ainsi de la situation ».
Le ministre, impatient, l’interrompt sur un ton agacé : « Mais Madame Zeinab, les choses ne peuvent supporter le moindre retard. Mais de quoi donc est occupé M. Rifa’at Al Bacha, exactement ? »
Zeinab Al Wakil, hésite, puis répond : « Rifa’at Al Bacha a rendez-vous avec Mme Georgina, la dame qui s’occupe de ses ongles ».
Le ministre : Vous voulez dire que la dame arménienne qui s’occupe de manicure et de décors.
Zeinab Al Wakil confirme : Oui en effet.
Le ministre, de plus en plus irrité, hausse le ton : « Dites-lui que le pays est en feu, tout le centre du Caire est ravagé par les flammes. Demandez-lui de prendre contact avec moi de toute urgence ». A peine sa phrase terminée, le ministre claque le téléphone sur son bureau.
Puis se retournant vers son adjoint, demande au vice-ministre de l’intérieur de lui faire le point de la situation.
Réponse du vice-ministre : La situation se dégrade à grande vitesse. Les manifestations populaires ont déboulé sur la Place Ibrahim Al Pacha. Des dizaines de milliers de manifestants affluent des principales artères du Caire –Rue du Fouad 1er, Rue Ibrahim Pacha, Rue Adli, Rue Abdel Khaleq Sarwat, Rue Qasr el Nil, Place Abda, Place Ramsès-, incendiant tout sur leur passage.
Un lourd silence s’abattit sur le bureau ministériel après cette effroyable énumération. Puis le ministre interpella le général Ahmad Tala’at, chef du département politique du ministère, en ces termes : Est-il vrai que des membres de la police, en tenue civile, se sont joints aux manifestants » ?
Réponse du général Ahmad Tala’at : Cela est vrai, mais la plupart d’entre eux étaient mécontents de ce qui s’est passé la veille à Ismaïlia. Mais la majorité des manifestants sont des étudiants. L’important n’est pas de savoir qui manifeste, mais de se préoccuper du danger qui réside dans le fait que la violence s’amplifie au point que le Palais Abidine risque d’être incendié. Sa Majesté le Roi s’y trouve et préside une cérémonie à l’occasion de la naissance de son fils…Nous avons établi un barrage militaire pour sécuriser le périmètre depuis la Rue Kikhia afin de prévenir toute infiltration de manifestants en direction du Palais royal d’Abidine. Mais si le nombre de manifestants augmente, nul ne peut prédire ce qui pourra se produire dans le pays. Si les manifestants venaient à affluer par dizaines de milliers, nul ne peut prédire ce qui pourrait se produire.
Le ministre de l’Intérieur : Que personne ne titre sur la foule, sans mon ordre express. Cela dit, il importe de renforcer le périmètre de sécurité et j’exige, dans les meilleurs délais, un bilan des pertes.
Le directeur général de la sûreté générale : Nous avons la certitude que l’Opéra du Caire a brulé, de même que le casino Badiha, cinq salles de cinémas (Rivoli, Métro, Radio, Miami et Diana), ainsi que les magasins Cicurel et Groppy. La situation nous échappe. Il nous faut solliciter l’aide de l’armée et proclamer la loi martiale.
Le ministre, colérique : Proclamer la loi martiale ? Le Roi n’attend que cela pour dégager du pouvoir le gouvernement dirigé par le parti Wafd. Je vais prendre contact avec Haidar Pacha pour faire intervenir l’armée en cas de nécessité.
Le ministre donne alors instructions à ses principaux collaborateurs pour coordonner leurs efforts avec Rachid Osman Ghazali Bacha, l’administrateur du Caire. Puis, tirant un cigare du tiroir de son bureau, il demande à ses collaborateurs de dégager la place avec ce message comminatoire : Que personne ne me dérange. j’ai des affaires urgentes et personnelles à régler.
1 – Les affaires urgentes et personnelles du ministre de l’intérieur, « le jour du Grand incendie du Caire ».
Une fois les grands pontes de son administration dégagés de son bureau, le secrétaire particulier du ministre l’informe de la présence dans la salle d’attente d’un propriétaire foncier, M. Georges Owayda, accompagné de deux avocats et du responsable du registre foncier de la capitale égyptienne.
Le ministre demande qu’il le rejoigne à son bureau avec cette instruction stricte : Ne pas déranger sous aucun prétexte. Ne pas transférer la moindre communication tout au long de cet entretien privé qui va durer une heure de 13H à 14h ce samedi 23 juillet 1952, qui passera dans l’histoire comme étant « le Jour du grand incendie du Caire ».
Ce jour-là, le responsable en chef du maintien de l’ordre, de la sécurité des biens et des personnes, était occupé à conclure une transaction immobilière : l’acquisition d’un immeuble appartenant à Georges Oweyda, situé au 23 Rue Abdel Khaleq Sarwat, dans le centre du Caire, pour une valeur de 80.000 livres égyptiennes.
A l’issue de cette réunion privée, le ministre a pris connaissance des nouvelles alarmistes qui s’étaient empilées, entretemps, sur son bureau. Il mesura alors le prix de sa négligence, le temps perdu à vaquer à ses affaires privées, au détriment des intérêts supérieurs du pays de ses concitoyens.
2- Le bilan de la journée du 23 Juillet 1952
Durant cette heure consacrée à ses affaires privées, le centre du Caire a été la proie des flammes : de prestigieux hôtels anciens tels le Shepard, le Métropolitain et le Victoria, l’Opéra du Caire, le Casino, des milliers de commerce, des centaines de restaurants et de cafres, des centaines de maisons et d’appartements, des magasins d’ameublement et de salles d’exposition de voitures de luxe etc.
Le bilan humain s’est élevé à 46 tués, dont 9 britanniques molestés à mort au Club le Turf, et plus de 500 blessés. Les dégâts matériels ont été, eux, estimés à 100 millions de livres égyptiennes, soit 400 millions de dollars au cours de l’époque.
Le ministre a alors tenté de joindre le palais Abidine, mais ni le chef du cabinet royal, Hafez Akiki, ni son adjoint Hanna Youssef Bacha n’étaient joignables….Tout ce temps perdu alors que Le Caire était ravagé par un incendie monstre.
Le ministre s’est finalement résolu à prendre sa voiture et à fendre la foule des manifestants pour se frayer un passage vers le Palais royal
3- Les célébrations royales : 2.000 officiers conviés, des tonnes de victuailles.
Le décorum avait été installé très tôt au palais royal et les orchestres placés dans divers endroits du palais jouaient une musique célébrant « la gloire du Roi et de son heureux fils et successeur ».
Plus de 2000 officiers avaient été conviés aux festivités. Le roi était détendu et épanoui. Un héritier mâle allait assurer la pérennité du trône.
Des tonnes de victuailles avaient été reparties entre les diverses tables : fruits, patisseries, boissons.
Mais le ministre de l’intérieur, saisi d’effroi devant l’ampleur des dégâts, reprend contact avec le premier ministre, mais Nahas Pacha n’était animé que d’une et unique préoccupation que le Roi Farouk ne prenne prétexte des troubles pour le contraindre à la démission.
A contre cœur, le premier ministre consent que le ministre de l’intérieur prenne langue avec son collègue de la défense en vue de solliciter le concours de l’armée pour maitriser la situation.
4- 45 minutes fatidiques
De 14H3O à 15H15, pendant 45 minutes, le ministre de l’intérieur a tenté de joindre son collègue de la défense, à défaut, le commandant en chef de l‘armée, le général Mohamad Haidar, ou encore le chef d’état-major, le général Osman Al Mahdi. En vain. Pis, il n’a même pas réussi à entrer en contact avec l’un de leurs collaborateurs.
En fait, la hiérarchie militaire dans son ensemble était présente à la cérémonie organisée par le Roi Farouk au Palais Abidine pour la célébration du 10 me jour de la naissance de son fils, Fouad Ahmad.
Le roi a voulu titrer profit de cette occasion pour raffermir « les liens sacrés et étroits » unissant la trône et l’armée, avec pour arrière-pensée de faire taire les rumeurs sur un mécontentement de l’armé, qui s’était manifesté lors du renouvellement du bureau du « Club des officiers », un mois auparavant.
Ces célébrations devaient donner au Roi, une bouffée d’oxygène à l’effet de dissiper les soucis qui l’agitaient depuis quelque temps.
5- La perte de la Palestine : un détonateur
La perte de la Palestine a servi de détonateur, un puissant incitateur à un changement de régime en vue de protéger la patrie.
La fumée noire qui s’élançait vers le ciel du Caire et les rues adjacentes au Palais royal n’ont pas réussi à secouer la léthargie des pontes du régime.
Vers 16H lorsque le ministre de l’intérieur parvint enfin à la salle du protocole au palais Abidine pour solliciter l’autorisation du Roi Farouk de faire intervenir l’armée afin de prévenir une destruction de la capitale égyptienne du fait de la colère du peuple ………. A sa grande surprise, personne ne lui prêta attention.
Ni le Roi, ni son entourage n’avaient encore pris la mesure du désastre. Ou plutôt, le Roi a saisi la gravité de la situation, mais a voulu en tirer profit pour manœuvrer contre le gouvernement envers lequel il nourrissait une profonde détestation.
A 21H00, le Roi Farouk prit de deux décrets ;
- 1 er décret : Il proclama l’Etat d’Urgence, confiant à l’armée la mission de rétablir l’ordre.
- Le 2me décret portait dissolution du gouvernement présidé par Nahas Pacha, confiant à Ali Maher Pacha le soin de former un nouveau gouvernement.
6- La voie de la révolution est libre.
Lorsque la 6me compagnie d’infanterie de l’armée de terre a pris position autour des principales places publiques du Caire, l’incendie continuai de ravages les immeubles d’habitation, les établissements commerciaux, les services publics etc… ;
Un spectacle à tous égard effrayant et terrifiant ;
L’incendie du Caire a acté, dans l’ordre symbolique, la fin tragique d’une séquence historique d’un système gangréné et délabré, privé de légitimité, déblayant ainsi la voie a de vastes couches de la population égyptienne paupérisée de déclencher une révolution à l’effet de saper les fondements du système monarchique en vue de l’avènement d’un nouveau régime.
Pour le locuteur arabophone, cf ce lien : Journal libanais Al Akhbar 23 juillet 2024