Par Mes Serge et Michel Pautot, docteurs en droit, avocats au barreau de Marseille, défenseurs de Manuel Wackenheim, alias «le Nain Volant»
Avis aux lecteurs : Mes Serge et Michel Pautot sont les avocats conseils de René Naba, directeur du site ww.madaniya.info et contributeurs réguliers du site. https://www.madaniya.info/ Il va sans dire que cette proximité professionnelle sera sans incidence sur le contenu de ce texte, encore moins n’affectera l’objectivité du directeur du site, tant les faits s’imposent dans leur simplicité, tant la compétence des deux avocats est manifeste et leur engagement indiscutable, de même que la rigueur déontologique inflexible du directeur du site.
La liste de leurs contributions sur ce lien : https://www.madaniya.info/author/serge-michel-pautot/
Pour aller plus loin sur leur parcours :
- Serge Pautot : https://www.madaniya.info/2021/05/01/serge-et-michel-pautot-de-grands-pourfendeurs-de-la-discrimination/
- Michel Pautot : https://www.madaniya.info/2022/02/21/le-sport-et-leurope-les-regles-du-jeu/
1995-2025
Il y a tout juste trente ans, les arrêts «Commune de Morsang S/orge «et» Ville d’Aix-en Provence», rendus par le Conseil d’Etat le 27 Octobre 1995, bouleversaient les fondements de l’ordre public en droit français. Pour la première fois, le concept de la «dignité humaine» devenait un fondement direct de l’application de la notion d’ordre public. Mais jusqu’où peut aller la puissance publique pour soi-disant «protéger» l’homme contre lui-même?
C’était le sujet de la Conférence organisée récemment par Me Thibault Mercier, Président du «Cercle Droit et Liberté», au Palais Abbatial, du très chic quartier de Saint-Germain des Prés. Du haut de son mètre 18, accompagné de son « avocat historique» Me Serge Pautot, Manuel Wackenheim, qui suscite la curiosité, attend patiemment de prendre la parole pour dire pourquoi « on l’a empêché de voler».
A charge pour le Professeur de philosophie du droit, Sebastien Neuville de dire comment la notion d’indignité, héritée de la Révolution française quittait sans bruit la législation française pour y faire entrer celle de dignité de la personne humaine…
Après la présentation de ces invités, le président Mercier donnait la parole à Monsieur Augustin Dudermel pour une présentation du sujet afin de comprendre et débattre sur les faits qui ont conduit à cette jurisprudence très controversée et d’aborder:
- Le lancer de nain et son consentement
- La censure préventive
- L’ordre public moral.
Puis la parole est donnée à Me Serge Pautot, avocat au barreau de Marseille et conseil «historique» du Nain Volant.
Un spectacle d’attractions pour discothèque
Tout débute en juin 1991, M. Jean-Pierre Speidel, organisateur de spectacles rencontre Manuel Wackenheim dans une boîte de nuit à Forbach. Manu, 24 ans, c’est 44 kgs, 1 m 14. Ça fait tilt entre les deux. «Je vais organiser pour toi un spectacle de lancer de nain. On va t’équiper dans une tenue de footballeur américain, casqué, on te baptise «le Nain Volant, Mister Skyman». Le but de l’attraction, le lancer le plus loin possible sur un matelas gonflable. Rien de très méchant. 44 kg, ça ne va pas loin! Un simple divertissement. Un jeu d’enfant, de fou rire qui rencontre le succès.
Alors que tout va bien, Manu, rejeté alors de tous, trouve une joie de vivre jusqu’à alors inexistante. A l’automne, Jean-Pierre Elkabbach sur la chaîne «La 5» en octobre, annonce, en direct, la couleur: «ce que vous allez voire est effrayant, il faut l’interdire, ça me prend là». Et Manu de répliquer: «c’est moi qu’on balance, ce n’est pas eux! C’est une chance pour moi. Avant, j’étais chômeur, maintenant je travaille». Et le Ministre Gilibert, en charge des personnes handicapées de dire: «un jeu idiot qui met en cause la dignité des handicapés». Et l’association des personnes de petite taille dénonce un «spectacle moyenâgeux».
Face à cette «cabale», le Ministre de l’Intérieur Philippe Marchand prend une circulaire le 27 novembre 1991 par laquelle il demande aux Préfets de demander aux Maires d’interdire le spectacle pour atteinte à l’ordre public.
La Maire de Morsang sur Orge prend un arrêté d’interdiction en novembre 1991 que nous attaquons aussitôt car nous estimons qu’ il n’y avait nullement d’atteinte à l’ordre public.
L’ordre public, pour un maire, c’est d’assurer, aux termes des dispositions du Code des Communes de l’époque, article L. 131-2, (devenu article L.2212-2 du Code général des collectivités territoriales) :
- le bon ordre
- la sécurité
- la sûreté
- la salubrité
Et, comme nous ne sommes pas du tout dans ces situations, nous attaquons l’Arrêté municipal d’interdiction et nous gagnons devant le Tribunal Administratif de Versailles au motif qu’il n’y a pas d’atteinte à l’ordre public, tel qu’il vient d’être défini et visé à l’article précité du code des Communes sur la police municipale.
L’organisateur reprend le spectacle mais, à son tour, c’est le Maire d’Aix en Provence, ayant appris qu’un établissement organise le spectacle, prend à son tour un arrêté d’interdiction sur les mêmes fondements juridiques. Nous en demandons l’annulation et le Tribunal Administratif de Marseille annule à son tour cet Arrêté.
Et puis encore devant le Tribunal Administratif de Besançon où une boite de nuit entre la Suisse et cette ville organisait le spectacle. Le Tribunal de Besançon nous donnait encore raison. A chaque fois, le Commissaire du Gouvernement rappelait que l’une ou l’autre des conditions d’atteinte à l’ordre public telles que visées au code des Communes n’étaient ni constituées, ni réunies et également qu’elles ne pouvaient trouver une application pour ces interdictions prononcées par les municipalités.
Sur le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine
Les interdictions perturbaient l’organisation des spectacles. Où organiser le spectacle et puis, stop, on l’interdit. L’organisateur avait l’espoir que ça continuerait… Notre argumentaire, repris en application de la loi et de la jurisprudence avait bien été développé et au surplus, la moralité publique n’a rien à voir avec la moralité individuelle d’un maire et de celle de quelques «prêchi-prêcha» de personnes soi-disantes bien pensantes. Saluant ces décisions, les journaux s’enflamment: «Laissez-le donc voler».
Mais sur les trois seuls jugements rendus en notre faveur, deux Maires, celui de Morsang sur orge et celui d’Aix-en-Provence, ont interjeté appel à cette époque devant le Conseil d’État. Nous avions bon espoir puisque les Tribunaux administratifs nous avaient donné raison mais surprise, le Conseil d’État rend la décision le 27 octobre 1995.
«Il appartient à l’autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toute mesure pour prévenir une atteinte à l’ordre public»
et d’ajouter : «que le respect de la dignité humaine est une composante de l’ordre public, que cette attraction porte atteinte à la dignité humaine. Qu’il convient d’annuler ces jugements».
C’est un choc pour nous tous et nous sommes très déçus de cette décision. J’ai vu Manu pleurer, oui, on l’a privé de son travail, de son salaire, de son bonheur, de sa joie de vivre.
Être avocat, ce n’est pas adopter une posture consensuelle, du genre, ce travail est dégradant, il faut l’arrêter. Au contraire, être avocat, c’est interroger, parfois secouer, même et surtout peut-être sur le handicap, même si cela déplait et qui peut infliger un supplément de violence à une personne handicapée?
Le presse nationale s’enflamme sur son combat. Les interviews et photos avec son visage aux traits réguliers et son corps musculeux se multiplient avec des télévisions en France et à l’étranger. Avec toujours la même interrogation: pourquoi mettre au chômage une personne de petite taille qui avait enfin trouvé un travail avec en prime la reconnaissance sociale?
Le Conseil d’État n’a pas pris la peine d’apporter une définition de ce qu’il appelle le respect de la dignité humaine. C’est une notion immatérielle. Comment la définir? Le Conseil d’État s’en est bien gardé. Il affirme et c’est tout. Le spectacle gênait-il quelques personnes et alors!
Et le respect de la liberté de chacun ?
Justement, le Conseil d’État, juge de l’excès de pouvoir, traditionnellement libéral en matière de spectacle, est-il parvenu à une décision aussi illibérale, puisqu’elle condamne une personne au nom des exigences supposées de sa propre dignité. Le Conseil d’État ne pouvait que confirmer les décisions des deux tribunaux administratifs. Il a préféré donner libre cours à son indignation.
Cependant, la référence à la dignité méritait un contenu, une définition et non une simple affirmation. En réalité, il a enlevé toute humanité à l’existence du Nain Volant et à son travail. N’oublions pas que le travail est un des éléments de la dignité humaine et enlever son travail à quelqu’un, c’est lui enlever sa dignité.
Notons que ces procédures ont été un échange d’écritures où le nain, Mister Skyman, n’a jamais pu prendre la parole. «
«Je n’ai jamais pu être écouté, on ne m’a jamais auditionné. Voilà ce que je reproche à cette procédure dont nous débattons toujours aujourd’hui dans les amphithéâtres avec les étudiants de droit administratif en deuxième année. Mais depuis cette date, on m’a empêché de travailler».
Oui, nous déclarent les étudiants en droit, nous avons tous étudié l ’arrêt de Morsang sur orge et d’Aix en Provence sur la notion d’ordre public, en cours magistral, en travaux dirigés et à l’occasion des examens.
Pour nous, c’était il y a trente années et que nous dit «mister Skyman»: «Je suis le nain qu’on a empêché de voler». «Avant, dit-il, je n’avais pas eu de formation. J’avais trouvé ce travail qui me plaisait beaucoup. On m’a tout enlevé, c’est injuste et je pense que les personnes qui ont pris cette décision n’ont pas pris en compte ma situation ni le déroulement du spectacle car faisant 44 kg, je ne pouvais pas être jeté très loin ni très haut. Mais le Conseil d’État ne s’en est pas occupé. Il a dit «c’est indigne» et c’est tout. Mais en quoi j’étais indigne. J’avais un emploi et j’étais respectable. Pourquoi tant d’indifférence à mon égard». Manu était applaudi et il devenait la vedette de la soirée.
La victime, c’était lui. C’est lui aujourd’hui encore. Ce n’était pas un délinquant et pourtant, on l’a accusé, on lui a enlevé son travail au motif qu’il portait atteinte à la dignité humaine. Sa dignité humaine!
«Oui, je suis le nain qu’on a empêché de voler». Et trente années après cet arrêt, Manuel restait digne contre tous, malgré cette jurisprudence, aujourd’hui toujours présentée dans tous les cours de droit administratifs des facultés de droit sur l’ordre public et les libertés individuelles et publiques. Et également dans les bonnes pages de la jurisprudence administrative.
Manuel Wackenheim était de passage à Marseille au début du mois de juin retrouver son avocat pour la réalisation d’une émission de télévision. «Moi, depuis 1995, j’ai galéré, sans emploi, sans soutien, lâché dans la rue sans aucune pitié!!!, et puis, après l’arrêt du spectacle, je me suis rendu à l’Assédic pour faire valoir mes droits au chômage et là, on m’a déclaré que je n’avais pas cotisé assez longtemps, c’est-à-dire pas assez d’heures de vol ! Et puis enfin, la Cour Européenne des droits de l’Homme ne m’a pas apporté aide et protection pour le maintien de mon activité ainsi que la Commission des droits de l’Homme des Nations unies. Personne pour la sauvegarde de ma dignité».
«Galérer, Penser, Rêver, voilà ce tout ce qu’il me reste».