De l’humble savoir d’un militant proche de Paul Vieille

De l’humble savoir d’un militant proche de Paul Vieille 938 440 Roger Naba'a

La Direction de www.madaniya.info a souhaité s’associer à l’hommage rendu par ses disciples au sociologue Paul Vieille, Fondateur de la «Revue des peuples Méditerranéens», en donnant la parole à l’un de ses amis, le philosophe libanais, Roger Naba’a, contributeur du site.

“A de rares exceptions, les intellectuels français – quand bien même de gauche, qui supposent plutôt qu’ils n’écoutent la position de l’autre – ne se départissent jamais de cette condescendance qui les démarque de nous autres. Rien de tel Chez Paul”. Roger Naba’a

J’ai connu Paul au tout début de la guerre du Liban (1975-1990). Un ami commun l’avait emmené chez moi, un soir de 1976, pour passer la soirée ensemble et discuter autour d’un pot, du Liban, du Proche-Orient, de tout, de rien.

A la tête de la revue Peuples méditerranéens, il projetait un ensemble conséquent sur la crise et les guerres du Liban, et sollicitait ma collaboration.

A de rares exceptions, les intellectuels français – quand bien même de gauche, qui supposent plutôt qu’ils n’écoutent la position de l’autre – ne se départissent jamais de cette condescendance qui les démarque de nous autres. Rien de tel chez Paul.
En une soirée, par touches successives j’appris à le connaître plus qu’en une année.

Lors de cette première rencontre, il s’avérait au fil des échanges que tout de son attitude, de ses questions, de ses interventions, de ses silences surtout, bref tout lui et tout en lui n’étai(en)t qu’écoute, une immense soif d’écoute et une furieuse envie d’écouter.
Et quand il écoutait, il le faisait sans jamais s’écouter lui-même dès lors que, par un de ces retournements curieux, il avait réussi à convertir l’hôte qu’il était, d’accueilli en accueillant.

Et pendant que la soirée se prolongeait, que nos échanges s’intensifiaient, je songeais à ce qu’écrivit Derrida, parlant de l’hospitalité que j’appliquais au sens de l’écoute chez Paul, un sens qui puisait «à la générosité » de donner de soi, de « partager … échanger des points de vue, développer une compréhension plus large du monde, des autres, de consolider des connaissances mutuelles, en même temps que découverte de soi de ses propres richesses sous l’éclairage d’un nouveau regard ».

Et quand l’accueilli peut se confondre avec l’accueillant, tout peut commencer et tout commença effectivement entre nous.

On s’est donc souvent retrouvés soit à Paris soit à Beyrouth ; et au gré de ces rencontres, à chacune d’entre elles, pour moi, c’était un bonheur de voir à l’œuvre cette « écoute hospitalière » qui le qualifiait pour constater, qu’au bout du compte, l’écoute chez Paul n’était pas seulement une qualité «psychologique», «mondaine», «humaine» ou «sociale» une vertu d’individu, mais qu’elle était bel et bien une «vertu ontologique» – «théologale» diraient certains – bref une façon d’Etre, et sa façon d’Etre à lui.

C’est ainsi que l’anthropologue qu’il était, par exemple, avait eu la sagesse de comprendre que les discours du monde – qui peuvent faire le monde, par ailleurs – ne sont jamais le monde et ne confondent pas avec lui ; que l’universalité ne se réduit pas aux discours qui la disent dès lors qu’aucune de ses manifestations ne l’épuise ou la réalise pleinement et définitivement, qu’elle est, comment le dire autrement que par une métaphore spatiale ?, toujours «au-delà ou en-deçà» de ce qui s’en dit; toujours «au-delà/en-deçà» de l’universalité princeps instituée par le discours de la Modernité occidentale.

Et écouter l’autre, du coup, ne signifiait pas renier l’universalité, mais plutôt la dépouiller de son dogmatisme arrogant qui prétend l’exprimer définitivement en un seul discours.

Ne pas choisir l’universel ou le relatif, ni choisir le même ou l’autre, choisir les deux, car la vie des civilisations, répétait-il, n’est-elle pas une suite de négociations entre le même postulé universel, et l’autre postulé, mais créer du lien avec autrui».

Sur le site: http://www.planetenonviolence.org/index.php?action=artic le&numero=72

Aussi la tâche de l’anthropologue, pour lui, consistait à écouter «épistémologiquement» l’autre, si vous me passez l’expression; et par «écouter épistémologiquement l’autre» cela voulait dire, pour Paul, non seulement savoir mais surtout vouloir écouter les différences, les faire parler, les interroger Pénétrant le sens de l’histoire, il avait compris que l’histoire des hommes, qui se confond avec l’histoire tumultueuse du voisinage, est échange et mélange ; et les vérités qu’il tenait n’étaient jamais assénées, mais toujours tempérées par une paradoxale danse dialectique entre universalité et relativité, le même et l’autre, car qui dit dialectique dit bien évidemment mis en perspective historique.

Bonheur également quand je le voyais, lors de nos rencontres parisiennes où l’on dînait à sa table, parmi ses invités. Il y avait là, comme chaque fois, toute une pléiade de Marocains, de Tunisiens, de Français, de Libanais, de Syriens , pas toujours les mêmes; certains étaient de ses étudiants, des «thésards» comme on ne disait pas à l’époque, d’autres des amis universitaires, chercheurs, publicistes, journalistes, mais tous peu ou prou militants de gauche. Je me rendais alors compte, au fil des échanges et de la discussion, que jamais il ne plaçait autrui, ses invités certes mais surtout ses étudiants, dans une situation de dette à son égard. Même ses silences ne signifiaient jamais le naufrage de la conversation, mais se révélaient comme autant d’espaces privilégiés, voire comme l’ultime destination de la discussion. Plutôt qu’une suspension ou une désapprobation, ses silences étaient le geste d’une parole suspendue, gardée en réserve, soulignant l’intensité de l’échange verbal.

C’est au nom de cet accueil généreux jusque dans ses silences que je voudrais saluer la mémoire de Paul.

Cauda

Méditerranée, mondialisation, démocratisation. Hommage à Paul Vieille. Un ouvrage des principaux contributeurs de la «Revue des Peuples Méditerranéens» a été édité en hommage au sociologue fondateur de cette publication.

Préfacé par Alain Touraine, directeur d’Études à l’EHESS, l’ouvrage comporte une postface d’Edgar Morin, directeur de recherches émérite au CNRS. Les 37 contributeurs de ce livre d’hommage sont originaires des pays suivants: France, Italie, Liban, Algérie, États Unis, Haïti, Turquie.

Directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la sociologie et la Provence et de l’Iran, Paul Vieille a été le fondateur de la «Revue des peuples Méditerranéens», qui a fonctionné pendant vingt ans de 1977 à 1997, éditant 80 numéros.

Créateur du laboratoire «Méditerranée-Caraïbes», Chryseis-CNRS, Paul Vieille a rejoint UIC The University of Illinois (Chicago) où il a crée avec l’universitaire libanaise Evelyne Accad un cours nouant un lien entre sciences exactes, sciences sociales et sciences humaines. C’est d’ailleurs l’universitaire libanaise qui a été la cheville ouvrière du projet l’universitaire libanaise.

Méditerranée, mondialisation, démocratisation. Hommage à Paul Vieille – Éditions Geuthner – Paris.

Roger Naba'a

Roger Naba’a, philosophe et universitaire libanais. Concepteur et l’un des fondateurs de la Revue d’Études palestiniennes qu’il a dirigée de 1981 à 1984, il est également membre du comité éditorial de la « Revue des peuples méditerranéens ». Roger Naba’a est co-auteur avec René Naba du livre "Liban, Chronique d‘un pays en sursis" - Editions du Cygne 2008.

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