Israël et son voisinage arabe 2/2

Israël et son voisinage arabe 2/2 938 440 Roger Naba'a

Dernière mise à jour le 22 mai 2018

I.2.2.  De la guerre dans la non-guerre ou de l’«état de guerre»: sociocide et sacérisation

«Celui qu’on a dépouillé de tout droit va puiser son droit dans l’hostilité.» Carl Schmitt, Théorie du partisan.

La guerre ne peut se faire tous les jours, il lui faut un temps qui sorte de l’ordinaire. Or beaucoup, beaucoup trop de Palestiniens au goût de l’Israël-sioniste ont réchappé aux expulsions et bains de sang des années de guerre. Ils sont toujours là ! Comment s’en débarrasser en des temps «ordinaires»? En leur faisant des conditions de vie «catastrophiques» qui leur rendraient cette terre inhabitable et la vie sur cette terre invivable?

A défaut des outils de guerre, «inoutilisables» en temps de non-guerre, se cristallisa progressivement, notamment à partir de la montée en puissance des idées du Gouch Emounim (Guerre des Six-Jours/1967-Guerre d’Octobre/1973), un «état de guerre», c’est-à-dire un état qui tout en n’étant pas la guerre la continue par d’autres moyens, «Car la guerre, comme le rappelle Hobbes[1], ne consiste pas seulement dans la bataille et dans des combats effectifs ; mais dans un espace de temps où la volonté de s’affronter en des batailles est suffisamment avérée».

Si la guerre est de l’ordre de l’évènement, l’«état de guerre», lui, se caractérise par une menace permanente de violence: il est cette menace permanente, toujours-déjà-là à devoir s’actualiser.

C’est une guerre, mais sans front puisque son théâtre d’opération s’étend selon une grammaire juridiquement répressive, à toute la société et dans laquelle il est difficile, pour ne pas dire impossible, de distinguer où commence la force armée et où elle finit dès lors que c’est une guerre dans laquelle la guerre est l’affaire de tout le monde et pas seulement des militaires ou autres professionnels de la guerre. Ce retournement des choses, ce maillage entre civils et militaires, l’embrasement de la société par la guerre constitue la logique d’un «état de guerre» qui finit par configurer la géographie familière en une topographie de la peur.

Un «état de guerre» qui s’est inventé au travers de deux autres dispositifs de violence à vocation expulsive: le sociocide et la sacérisation.

Du sociocide

Contrairement au génocide, racisme avéré qui vise la mise à mort ou l’extermination d’un groupe humain en tant que tel («nation», «ethnie», «peuple»), le sociocide [tel que je l’entends[2]] vise -comme l’épuration ethnique et l’expulsion massive- non pas la «race» elle-même ou en tant que telle, mais la conquête d’un territoire.

C’est seulement dans le sillage de cette conquête que se débarrasser de ses habitants originaires s’impose. Que les autochtones quittent le territoire convoité pour l’ailleurs, ils pourront vivre comme ils l’entendent, ce qui n’est pas le cas du racisme qui travaille le génocide: lui, il pourchassera et exécutera où qu’ils se trouvent les membres de la race honnie. Certes, le sociocide s’accompagne aussi de racisme- il en faut pour tuer, expulser, sociocider ou sacériser-, mais le racisme, ici, est un racisme conditionnée, il n’est ni la visée première, ni la raison d’être, ni la finalité propre du sociocide:

C’est un passage obligé, le moyen par excellence pour qui veut s’approprier la terre vidée de ses autochtones. Disons que le racisme à l’œuvre dans le génocide est un racisme de droit pendant que c’est un racisme de fait dans le cas du sociocide. Néanmoins, tandis que l’épuration ethnique cherche seulement l’expulsion de ceux qui y vivent, le sociocide ajoute à cette dimension la volonté de détruire la société restante, de la démanteler, d’en «dé-faire» le tissu par la destruction programmée de son économie, la décomposition de son organisation politique et sociale, la dissolution de son espace-temps, le saccage de ses champs de culture, la désintégration de son milieu, la désorganisation et la dévastation de sa vie.

Les modalités pratiques de sa mise en œuvre affectent tout ce qui permet à une société, ici la palestinienne, de se reconduire, se reproduire ou se renouveler en tant que telle, sa dévitalisation contrariant sa reproduction, la conduirait au terme de son effondrement.

C’est toute la Palestine qui est prise dans le filet de ce dispositif sociocidaire: ça va de la colonisation -ou, par euphémisme- la «confiscation» des terres des Palestiniens, au morcellement de leur territoire, au dynamitage de leurs lieux d’habitation, au tronçonnement de leurs lieux de vie (villes, villages, quartiers, voire maisons);

ça va jusqu’à les contraindre de vivre à découvert, ouverts que sont leurs espaces privés aux incessantes incursions israéliennes dans leur chez soi, de nuit comme de jour[3] :

Ca va jusqu’à les contraindre de vivre enfermés dans des espaces clos par des check-point qui déchiquettent leur espace territorial en un archipel d’agglomérations isolées les unes des autres, découpées en cantons, voire en «réserves», contenus par des réseaux routiers apartheidisés et des blocs de colonies renforcés; ça va jusqu’à les contraindre de vivre en Palestiniens flottant dans une mer de routes, de villes et de communes israéliennes, contraints de vivre dans une géographie, la leur, emmurée par pans entiers, avec des murs de grande hauteur qui s’étendent sur des kilomètres, comme l’horizon indépassable de leur «(sans)être/sans avenir» sur cette terre, la leur.

Si Palestiniens et Israéliens cohabitent sous un même ciel, ils ne vivent pas sous le même toit. Le dispositif sociocidaire tel qu’il s’est mis en place dès 1967 pour s’amplifier à partir de 1977 avec l’arrivée de la droite nationaliste et religieuse au pouvoir, au-delà de la conquête de la Terre, a diligenté à travers une juridiction spéciale, un apartheid fonctionnel et physique qui a construit un «entre soi» d’où sont bannis les Palestiniens, poussés dans leur quotidien à vivre à l’«extérieur» de là où ils vivent, dans un rapport d’hétérogénéité radicale avec leur milieu naturel et humain.

De la sacérisation

«Debout ici. Assis ici. Toujours ici.

Eternels ici. Nous avons un seul but, un seul : Être. »

Mahmoud Darwich, Etat de siège, Ramallah, janvier 2002, lors de la 2me intifada.

Le sociocide de la société palestinienne est gros de la sacérisation du peuple palestinien, dernier rejeton manifeste de cette machine de guerre sui generis, marque de fabrique de l’Israël-sioniste, le fond où s’inscrit la sacérisation étant celui-là même où le sociocide a établi sa demeure: le sionisme dans toutes ses variantes et composantes n’a jamais reconnu – et toujours pas – l’existence d’une quelconque légitimité palestinienne en Palestine.

Les Palestiniens, s’ils existent[4], existent à la manière dont existent les éléments naturels d’un paysage. Ils existent en fait, puisqu’ils sont là comme les arbres et les fleuves, mais n’existent pas en droit, leur existence ne devant pas se constituer en corps politique et social (un Pouvoir, un peuple, une nation)[5]. C’est bien pour cela d’ailleurs, que les noms par lesquels l’Israël-sioniste les a désignés se sont caméléonisés au gré des besoins et des circonstances.

S’ils n’ont jamais été «Palestiniens» comme tels -en dépit d’Oslo-, ils ont été désignés tour à tour comme «Arabes» les détachant de leur «palestinienneté» pour les fondre dans la masse arabe et les y noyer ; comme «Réfugiés» pour signer leur arrachement à leur terre natale et refouler les causes leur exil forcée; comme «Infiltrés» pour mettre au jour leur «intrusion» chez eux qui ne l’est plus; comme «Arabes israéliens» pour altérer définitivement leur identité de par cet oxymore et enfin comme «Terroriste» pour saluer la naissance de la Résistance palestinienne. Des êtres sans nom, des homo sacer: les homo sacer de l’Etat d’Israël.

A la question d’un journaliste: «Se tuer [se faire martyr], n’est-ce pas un échec? Ne vaut-il pas mieux vivre?», ‘Obeïda, 27 ans, candidate au martyre, de répondre: «Je suis vivante, mais pas vraiment. Comme tous les Palestiniens, je bois, je mange, je respire, mais ce n’est pas ça, la vie.» La réponse de ‘Obeïda correspond à ce que Georgio Agamben appelle, à la suite des Grecs, notamment d’Aristote, la «vie nue». Les Grecs, avance-t-il dans Homo sacer[6] avaient deux mots pour la vie: zôè (le simple fait de vivre) et bios (la vie articulée à la Cité).

Pendant que zôè est commun à tous les êtres vivants, dieux, hommes et animaux et indique la «vie nue»; bios qualifie la vie humaine dans la Cité, reproduite dans un contexte organisé socio-politiquement, et exclut à ce titre la «vie nue» qui ne peut être ordonnée politiquement. Un peuple sacer, c’est donc un peuple dont la vie, du fait qu’il est exclu de l’espace public et n’a pas droit de cité dans sa Cité, se réduit à la seule«vie nue».

Pour l’expliciter dans les termes d’un Jacques Rancière ou d’un Etienne Balibar[7], on peut dire qu’aux yeux de l’Israël-sioniste, les Palestiniens sont des «sans part», ils n’ont aucune «part» et ne doivent rien partager avec leur voisin tellurien: comme Palestiniens ils ne peuvent être ni les sujets de la politique, ni des sujets dans la politique; ils ne peuvent être sujets de la politique, car l’être, impliquerait qu’ils soient en droit d’«être en droit d’avoir des droits», de s’organiser «en vue de» … l’émancipation du joug colonial par exemple, la création de leur Etat;

Ni sujet dans la politique sinon à «être en droit d’avoir le droit» de faire entendre leur «voix historique» – et avoir le droit de dénoncer le «tort» qui leur a été fait et continue de l’être[8], ou leur «voix politique», et avoir droit au chapitre.

Réduit à n’être jamais «Citoyen» -ie, un sujet qui a le «droit d’avoir des droits»- il lui est donné d’exister et non d’être, et de n’exister que comme zoè jamais comme bios, le bios, condition de l’«être public», est, dans le cas palestinien, sa condition d’impossibilité puisque le bios lui est dénié et interdit.

Passe encore que le Palestinien ne soit pas un sujet de droit public, il n’est même pas «sujet de droit privé/civil». Il n’est pas «sans droit» dès lors que pour être «sans droit» il faut avoir la possibilité d’être «en droit» et d’«avoir des droits», ce qui lui est prohibé.

Dans l’Etat d’Israël c’est un «hors droit», un «en-dehors du droit» et s’il l’oubliait la mise en place du très puissant arsenal juridique -qui dessaisi les Palestiniens du «droit d’avoir des droits» et les livre au seul répressif- viendrait le lui rappeler opportunément.

Le plus kafkaïen de ces dénis de droit est l’inénarrable «détention administrative»[9]. Héritée du Mandat britannique, elle permet à l’armée israélienne de détenir un Palestinien pour une période de six mois, renouvelable de manière indéfinie, sans inculpation ni procès.

A ce premier déni s’ajoute un autre: le «détenu administratif» est emprisonné sur la base du secret, les informations le concernant, considérées comme “secret défense”, ne lui sont pas accessibles et ne sont ni à lui ni à son avocat communiquées. Bouclant la boucle de ces dénis; un ordre de détention peut être renouvelé le jour même de son expiration sans que le détenu ou son avocat en ait été informé.

Israël, en se servant de la «détention administrative» comme d’une véritable politique systématiquement utilisée depuis 1948, veut précisément lui signifier qu’il est «hors-droit» et qu’il ne peut en avoir, privant le Palestinien ainsi détenu de la protection légale à laquelle il devrait avoir droit[10].

Brouillant les œufs kafkaïens dans une omelette orwellienne, les Palestiniens sont exposés continuellement au régime des punitions collectives; leurs chefs, au régime quasi-juridique des attentats ciblés; leurs prisonniers -et innombrables sont les Palestiniens prisonniers en Israël!- à l’enfer de la maltraitance et des tortures; collectivement aux traitements dégradants[11] et à l’indignité;

Ils se voient, pour «raison de sécurité», refouler par les «bouclages de territoires» décrétés par les autorités, perdant ainsi leur journée de travail c’est-à-dire leur gagne-pain, c’est-à-dire leur droit à la vie; droit qu’ils perdent tout aussi sûrement quand on les réduit au chômage pour cause de «suspension de permis»;

Le déni de leur droit est si banalisé que même les droits les plus élémentaires de la «vie nue», dans ce qu’elle a de «plus nue», leur sont déniés[12] puisqu’en leur coupant le courant on les condamne à vivre dans le noir quand l’alentour est illuminé, qu’en les privant d’eau potable on les condamne à vivre dans la soif pendant qu’à deux pas des animaux s’abreuvent, qu’en démolissant leur maison on les condamne au sans abri[13] pendant que les animaux domestiques ont le leur.

Mais il y pire. Comme aux plans juridique et politique, le Palestinien n’existe pas, il existe et vit non pas nulle part mais dans un «non lieu»[14] : pas d’ici, de Palestine en laquelle ils ne doivent pas être, ni d’ailleurs puisqu’ils sont ici et non ailleurs.

Dans cet écart entre l’ici et l’ailleurs, le Palestinien vit l’ordinaire de sa vie quotidienne dans un «non lieu» conformé par un espace/lieu de tension perpétuellement mortelle où s’affrontent sa volonté d’être à la volonté d’Israël de le lui ôter.

Au terme de cet itinéraire en dénis, démuni d’un espace public, dénué d’un espace privé, le palestinien peut se voir denier jusqu’au droit à la «vie nue», puisque il peut être effacé de la vie tout court.

Faisant appel au droit romain archaïque, Agamben ajoute que l’homo sacer est l’homme qui pouvait être tué par n’importe qui sans qu’il y eût homicide.

Et c’est bien le cas des Palestiniens en Israël comme en témoigne l’impunité ininterrompue de leur assassinat par des individus que les tribunaux préfèrent déclarés «débiles mentaux» pour ne pas avoir à les condamner.

Qui s’étonnera dès lors qu’Israël ait concentré contre lui un faisceau de haines de tout un peuple en colère?

De la mutation de l’ennemi

Les ennemis qui s’affrontaient au moment des guerres déclarées (1948, 1952, 1967), au moment donc des expulsions massives et des bains de sang, opposaient, du côté de la guerre contre les Palestiniens, un appareil guerrier: l’armée [Haganah puis Tsahal], groupes terroristes, ceux de Begin (Irgoun) et de Shamir (Stern) -futurs Premier/s ministres-, à la société palestinienne. Bref, des professionnels de la guerre contre des civils profanes en la matière.

Mais avec la mise en place du dispositif sociocidaire et des Accords d’Oslo, l’affrontement déborda la société militaire proprement dite empiétant sur l’entièreté de la société, du sociétal et du social.

Que la guerre fût l’affaire de la société et non plus l’affaire de la seule société «militaire», modifia en profondeur les termes de l’inimitié et l’espèce d’hostilité en cours dès lors que l’ennemi de l’Israël-sioniste est tout Palestinien du fait même de sa présence en Palestine et que l’ennemi du Palestinien sera en retour tout «colon» qui prétendrait l’en chasser, et par extension, tout Israélien.

Désormais, tout Palestinien est un ennemi et réciproquement: c’est la guerre de tous [les Israéliens] contre tous [les Palestiniens], mettant asymétriquement en guerre une «société nue» contre une autre militarisée, l’une pour sa survie, l’autre pour l’en empêcher. Le «terrorisme» alors -l’Intifada des couteaux par exemple, les attaques à la voiture bélier,…- sonne comme simple retour du refoulé.

Les accords d’Oslo, en réintroduisant le Palestinien sur la scène publique palestino/israélienne, devaient confirmer cette tendance et l’amplifier: avant Oslo, le véritable ennemi était l’ennemi de l’extérieur, le «revenant» -qu’il soit «infiltré» ou «résistant/terroriste»- qui venait d’au-delà des frontières.

Certes, le Palestinien de l’intérieur était bien un ennemi, mais comme qui dirait un «ennemi passif»: la menace qu’il représentait, bien qu’inscrite dans la culture des autochtones, ne s’actualisait pas hic et nunc en actes de guerre.

Après Oslo et le retour public du Palestinien en Palestine -et son retour sous le signe de la «Résistance», en dépit de sa défaite militaire et géopolitique- la menace s’intériorisa, l’ennemi devenant désormais un ennemi de l’intérieur, elle prit des allures effrayantes, notamment lors de deux Intifada/s.

Encadré: Déni, dénégation ou forclusion ?

Les sionistes l’ont toujours su. Ils ont toujours su qu’il leur fallait ruiner la Terre de Palestine pour établir la Terre d’Israël quand bien même ils le «dénéguèrent» [de «dénégation» (sic !)], le nièrent ou l’eurent forclos? La question est à débattre, nous retiendrons cependant dénégation puisque terme consacré par la coutume. Beaucoup d’ouvrages ont traité de cette question de la dénégation des Palestiniens par le délire sioniste, notamment les Nouveaux historiens mais bien avant eux, Uri Eisenzweig, Territoires occupés de l’imaginaire juif (Christian Bourgois, 1980, Chap. IV, pp. 76-88), auquel je renvoie plus particulièrement.

Les sionistes l’ont toujours su; dès la naissance de leur projet de «retour à Sion» ils savaient que leur mot d’ordre de ralliement «Un peuple sans terre pour une terre sans peuple» était un faux. En 1895, Théodore Herzl, fondateur de l’Organisation sioniste mondiale [OSM], recommandait, dans une note du 12 juin, de «Chasser la population pauvre [les Palestiniens] au-delà de la frontière en lui refusant du travail. Le processus d’expropriation et de déplacement doit être mené discrètement et avec circonspection».

En 1897, le premier Congrès sioniste, réuni en Suisse/Bâle, crée l’Organisation sioniste mondiale et pétitionne en faveur d’«un foyer pour le peuple juif en Palestine», Nahman Sirkin (1868-1924), fondateur du sionisme socialiste et présent au titre de membre du congrès, leur rappela que pour ce faire la Palestine «doit être évacuée pour les Juifs» (Rapporté par Ilan Pappé, Le Nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, 2008).

En 1905, Israël Zangwill [un autre des pionniers du sionisme] déclarait que les Juifs devront chasser les Arabes ou «faire face au problème d’une population étrangère de grande ampleur…» (Pappé, idem).

En 1911, un mémorandum adressé à l’Exécutif sioniste parle de «transfert de population limité [sic]» (Pappé. idem). A la conférence de la paix de Paris, Haïm Weizmann, futur président de l’Etat d’Israël, réclame une Palestine «aussi juive que l’Angleterre est anglaise» (Pappé, idem).

Trente ans plus tard, en 1936, Ben Gourion diagnostiquait: «Nous et eux, voulons la même chose: nous voulons tous les deux la Palestine. Et c’est le conflit fondamental.

En 1937, le Congrès sioniste de Zurich, discute ouvertement et souhaite publiquement d’un «transfert» des populations arabes. Dans son Journal (1940), Yosef Weitz [Fonds National Juif] confirmait Ben Gourion: «Entre nous, il doit être clair qu’il n’y a pas de place pour deux peuples dans ce pays … Il n’y a pas d’autre solution que de transférer les Arabes [Palestiniens] dans les pays voisins, de les transférer tous : pas un village, pas une tribu ne doit subsister. (…) C’est notre droit de transférer les Arabes.»

A l’extrême droite, Jabotinsky affirmait, en 1939:« les Arabes doivent laisser la place aux Juifs en Eretz Israël. S’il a été possible de transférer les peuples baltes, il est possible aussi de déplacer les Arabes palestiniens » (Pappé, idem). En juillet 1948, en pleine guerre, Itzhak Rabin, futur artisan des Accords d’Oslo, s’illustrait dans l’expulsion de 70.000 Palestiniens de Lydda/Lod et de Ramleh. «Nous marchions dehors aux côtés de Ben Gourion, Allon répéta la question: « Que devons-nous faire de la population ? » Ben Gourion agita la main en un geste qui signifiait: « Chassez-les ! » Allon et moi avons tenu conseil. J’étais d’accord avec lui qu’il était essentiel de les chasser.

En 1972, dans le Yediot Aahronot du 12 juillet, Yoram Bar Poreht une des notoriétés du sionisme invitait les dirigeants de l’Etat sioniste à appeler un chat un chat: «C’est le devoir des leaders israéliens d’expliquer à l’opinion publique, …, un certain nombre de faits oubliés avec le temps. Le premier de ces faits, c’est qu’il n’y a pas de sionisme, de colonisation ou d’Etat juif, sans l’éviction des Arabes (Palestiniens) et l’expropriation de leurs terres.»

Une trentaine d’années plus tard, en 2005, Ariel Sharon, alors premier ministre, incitait, lors d’un meeting de militants du parti d’extrême droite Tsomet, les Israéliens à s’emparer de toute parcelle de terre palestinienne qui leur tomberait sous la main: «Tout le monde doit bouger, courir, et s’emparer d’autant de collines qu’il est possible pour agrandir les colonies parce que tout ce que l’on prendra maintenant restera à nous. Tout ce que nous ne prendrons pas par la force, ira à eux.»

Dans la foulée de la reconnaissance états-unienne, le 6 Janvier 2018, de Jérusalem captale del’Etat d’Israël, le Yediot Aharonot du 28 Janvier 2018 révèle que le Likoud -parti que dirige Netanyahou, premier ministre en exercice- déposera à la Knesset, un projet de loi pour l’annexion de la Cisjordanie.

Références

[1] Léviathan Chapitre XIII

[2] Concept qui, se cherchant encore, se définit de plusieurs manières. Cf. par exemple, celles qu’en donne le rapport final du Tribunal Russel pour la Palestine (TRP), lequel TRP suit la lecture de Abdel Jawad-Saleh; Sari Hanafi et Linda Taber lui préfèrent le terme de «spatio-cide» pendant que Baruch Kimmerling celui de «politicide». Comme toujours dans ces périodes de tâtonnements, tous disent la même chose sans dir tout à fait la même chose.

[3] L’opération menée par Israël en 2002, contre Naplouse en Cisjordanie, apparaît comme l’un des tournants des nouvelles formes de guerre. Lors de cette offensive, l’armée a entrepris d’enfoncer les murs mitoyens, de défoncer des plafonds et des planchers des maisons afin de les traverser, de se déplacer tout au long de couloirs percés de maison en maison dans le labyrinthique inextricable de la cité. Voir, Eyal Weizman, À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine [d’Israël], Paris, La Fabrique, 2008.

[4] Leur existence est soit niée, soit réduite à l’animalité.

            Existence niée: le fameux mot d’ordre «Une terre sans peuple pour un peuple sans terre». Ou bien ces propos de Golda Meir: «Comment pourrions-nous rendre les territoires occupés ? Il n’y a personne à qui les rendre» (8 mars 1969) et pour preuve qu’il n’y a personne à qui les restituer, la même avançait trois mois plus tard un autre fait historique: «Il n’y a pas de peuple palestinien. Ce n’est pas comme si nous arrivions et les chassions de leur propre pays. Ils n’existent pas !», Sunday Times du 15 Juin 1969.

            Existence réduite à l’animale condition: «Les Palestiniens sont des bêtes qui marchent sur deux jambes», Menahem Begin, discours à la Knesset du 25 juin 1982; «Lorsque nous aurons colonisé le pays, il ne restera plus aux Arabes que de tourner en rond comme des cafards drogués dans une bouteille», Raphael Eitan, chef d’Etat-major, New york Times, 14 avril 1983; «Les Palestiniens seront écrasés comme des sauterelles», Yitzhak Shamir, 1er avril 1988; «Les Palestiniens sont comme les crocodiles, plus vous leur donnez de viande, plus ils en veulent», Ehud Barak, 28 août 2000, Jerusalem post, 30 août 2000. Eléments naturels, du paysage; pas plus.

[5] Ce n’est pas le seul discours. Il y en a eu et il y en a d’autres, mais ils ne sont pas ou ne sont plus audibles ; d’autant que celui-là auquel nous nous référons s’est inscrit dès les origines comme discours institué de l’Israël-sioniste, que les décideurs soient de gauche ou de droite, religieux ou laïcs. Pour qui revient à notre problématique, il sera aisé de comprendre pourquoi cet autre discours – celui qui fait de la nécessité de reconnaitre le fait Palestinien comme nation, peuple et Etat, et le «mal» qu’il a dû subir du fait de l’«invention» de l’Etat d’Israël – est, dans mon propos, passé sous silence: il ne fait pas du Palestinien un «ennemi» …objet de mon propos. Il est impossible, par exemple, pour moi qui étais assiégé, pendant l’été 1982 par l’armée israélienne à Beyrouth ; il m’est impossible d’oublier que seuls, dans l’entièreté des pays et des Etats du Proche/Moyen-Orient, arabes et musulmans, seuls des Juifs, citoyens d’Israël, ont manifesté contre cette invasion.

[6] Giorgio Agamben, Homo Sacer: le pouvoir souverain et la vie nue, Le Seuil, «L’ordre philosophique», Paris, 1998. A mes dépens, évidemment.

[7] Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Ed. Galilée, Paris, 1995; Etienne Balibar, La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Ed. Galilée, 1997.

[8] En guise de reconnaissance de leur droit, la Knesset a voté une loi contre la commémoration de la Nakba: le mardi 19 avril 2011, elle a adopté une loi pénalisant les organismes qui commémorent la Nakba de 1948. Présenté par le parti national-populiste Israël Beiteinou du ministre des Affaires étrangères Avigdor Lieberman, le projet de loi a été définitivement adopté.

[9] Le nombre de Palestiniens «détenus administratifs», «pour des raisons de sécurité» a, selon un apport de l’ONU rendu publié jeudi 26 mars 2014, augmenté de 24%, avec 5 258 prisonniers en moyenne mensuelle l’an dernier. (SPN)

[10] Des centaines de Palestiniens «détenus administratifs» croupissent dans les geôles depuis parfois plus de six ans, sans inculpation, ni procès, ni instruction.

[11] «Depuis trois semaines, les Palestiniens de Jérusalem-Est endurent une punition collective : la « dirty water », comme on l’appelle ici. Chaque fois qu’une manifestation a lieu – et il s’en produit presque chaque soir dans la partie orientale de la Ville sainte, depuis les événements de Gaza – un camion blanc passe sur les lieux et projette un mystérieux liquide pestilentiel. Tout s’en retrouve imprégné : aussi bien les riverains [innocents] que les manifestants, les façades des maisons et des immeubles, les fenêtres, les trottoirs, la chaussée, les arbustes, les fleurs… Que contient ce produit? (…) L’odeur qui se dégage de la « dirty water » agresse les narines. Elle colle aux vêtements et à la peau, et il est impossible de s’en débarrasser pendant deux ou trois jours. […] Si les habitants de Jérusalem-Est se plaignent depuis trois semaines de cette eau sale et malodorante, le procédé n’est pas nouveau. Les forces israéliennes ont commencé à se servir de cette « dirty water », -surnommée « skunk » (appellation en anglais de la mouffette, animal redouté pour son odeur) en 2008. Un correspondant de la BBC décrivait alors cette arme « non létale, mais terriblement efficace » en ces termes: « Imaginez la chose la plus immonde que vous ayez déjà sentie. Un mélange irrésistible de viande pourrie, de vieilles chaussettes qui n’ont pas été lavées depuis des semaines et l’odeur âcre d’un égout à ciel ouvert ».» Florence Beaugé, «L’ »eau sale », arme antiémeute et punition collective à Jérusalem-Est», LE MONDE | 29.07.2014.

[12] Dans un rapport de l’ONU, rendu public mercredi 31 mai 2017 à l’occasion du 50e anniversaire de l’occupation israélienne, David Carden, directeur de l’OCHA (Bureau des Affaires humanitaires des Nations unies, dans les Territoires palestiniens) expertise que les «politiques» et les «pratiques» d’occupation appliquées depuis 50 ans par Israël aux Territoires palestiniens sont la principale raison des maux humanitaires de leurs habitants: les Palestiniens, écrit-il, sont régulièrement confrontés «à la violence, au déplacement, aux restrictions d’accès à des services et des revenus ainsi qu’à d’autres violations des droits, dont l’impact est disproportionné pour les plus vulnérables, notamment les enfants ».

[13] Rien qu’en 2016, en Cisjordanie, le nombre de Palestiniens déplacés à cause de la démolition de leur maison par Israël a atteint un «record depuis 2009» avec 1 601 personnes déplacées dont 759 enfants». Record battu en 2017, où 1 215 Palestiniens ont été expulsés de leur domicile -détruit par les autorités israéliennes- en Cisjordanie et à Jérusalem-Est.

[14] Non-lieu ici ne renvoie pas au «non-lieu» juridique.

Illustration

Roger Naba'a

Roger Naba’a, philosophe et universitaire libanais. Concepteur et l’un des fondateurs de la Revue d’Études palestiniennes qu’il a dirigée de 1981 à 1984, il est également membre du comité éditorial de la « Revue des peuples méditerranéens ». Roger Naba’a est co-auteur avec René Naba du livre "Liban, Chronique d‘un pays en sursis" - Editions du Cygne 2008.

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