Alec Yenicomchian : L’opposant au système

Alec Yenicomchian : L’opposant au système 938 400 La Rédaction

Par Tigrane Yegavian
À l’occasion du centenaire du génocide Arménien : Fragments du parcours d’une figure du combat arménien 1/2

Rencontre avec Alec Yenicomchian : L’opposant au système

Erévan – Militant de la cause arménienne né au Liban, Alec Yenicomchian a quitté son pays natal en 1995 pour s’installer en Arménie. La réalité du système oligarchique mafieux qui s’est accaparé du pouvoir, aura raison de son engagement dans l’action politique. Depuis lors, il dépense sans relâche son énergie physique et intellectuelle pour qu’une alternative digne de ce nom émerge au pied de l’Ararat.

Nous sommes en 1995. Alec a quarante ans lorsqu’il foule pour la première fois le sol de l’Arménie indépendante. Les armes se sont tues dans les montagnes du Karabagh un an plus tôt par la victoire militaire des forces arméniennes. Le conflit est passé par là, emportant son grand ami Monté Melkonian (1). Depuis Beyrouth, il a suivi les événements au jour le jour, à l’écoute des programmes en langue arménienne de Radio Liberté qu’il capte en ondes courtes.

Mais derrière l’enthousiasme patriotique, il est une autre réalité qui point à l’horizon.
« Je ne me faisais aucune illusion sur la situation sociale du pays. Je savais qu’objectivement c’était compliqué avec la polarisation politique et sociale et les querelles partisanes ». L’euphorie consécutive à l’indépendance et la victoire du Karabagh passée, le pays se réveille avec la gueule de bois.

Tout cela, Alec s’y attendait lorsqu’il entreprend ce premier voyage en 1995. « En revanche j’ai été surpris en me rendant en Artsakh (Karabagh) la même année. J’y ai remarqué la même désillusion chez les gens un an à peine après la libération. Cela a été un choc pour moi ».

L’homme de gauche qu’il n’a jamais cessé d’être, se heurte au nouvel ordre libéral qui règne en Arménie. « Deux conceptions cohabitaient à l’époque : une conception ultralibérale de l’économie partagée par le pouvoir et dont l’attitude cosmopolite faisait fi des réalités historiques géopolitiques. En face, l’opposition défendait une vision nationaliste, frisant le chauvinisme au plan politique.

Comme tant d’autres anciennes républiques soviétiques, le consensus de Washington dicte ses lois : économie de marché, capitalisme sauvage… il profite à une infime caste de nouveaux riches tandis que le fossé des inégalités se creuse inexorablement. « L’Union soviétique avait perdu, le socialisme en tant qu’idéologie était jeté aux oubliettes de l’histoire ».

Lentement mais sûrement, le pays s’enlise dans les abîmes. Derrière le discours libéral en vogue, c’est la réalité d’un système mafieux qui apparaît au grand jour. Si sa conception du monde est de gauche, il ne considère pas l’URSS comme l’incarnation du socialisme. En porte à faux avec les valeurs prônées par le pouvoir et l’opposition, Alec défend un système où la solidarité, la justice sociale et la démocratie vont de pair avec un « patriotisme sain et progressiste ».

De son côté, le Mouvement national arménien (MNA), du Président Lévon Ter Pétrossian prêche la normalisation des relations avec la Turquie et une attitude ambigüe vis-à-vis de la question du Karabagh. Alec s’inquiète de cette dérive. Le capitalisme a gagné la bataille et les options politiques vis-à-vis du sort Karabagh ne sont pas pour le rassurer. « Il n’y avait pas d’offre politique de la part des partis, leur surenchère libérale se déclinait avec plus ou moins de nuance, tout comme leur attitude sectaire au plan national ».

Mettre l’homme au cœur de l’action

À la loi de la jungle Alec oppose la justice sociale, la solidarité à l’arbitraire, la démocratie participative à la démocratie électorale. Ses idées ne figurant pas dans le champ politique arménien, il constate une crise criante de conscience chez le citoyen lambda dont les aspirations ne sont pas si éloignées de ceux qui gouvernent le pays.

« Sans vouloir généraliser, j’ai constaté que l’opinion du peuple oscillait entre nostalgie de l’URSS et désabusement ; d’autant plus qu’en l’absence d’un mouvement de fond opérant depuis la base les conditions n’étaient pas propice à ce que ce vide idéologique soit comblé ».

Chemin faisant, le fossé se creusait entre classe politique des dirigeants et le peuple, il sent chez le peuple une passivité. Comme si peuple avait baissé les bras, préférant s’en remettre au sauveur, à l’homme providentiel. « Cette crise de conscience touchait l’humain, le social et le politique ». La situation devenant de plus en plus alarmante.

Alec comprend que le changement politique ne pourrait se faire avec une mentalité figée. Il privilégie pour cela la politique des petits pas. Avec la Fondation Monté Melkonian qu’il dirige, il entreprend dans les zones rurales au Karabagh des projets d’autogestion. Objectif : sensibiliser les habitants des régions frontalières à l’action collective pour permettre de résoudre leurs problèmes du quotidien. « Je savais que cela allait être très difficile mais j’étais convaincu de la justesse de l’entreprise ». Cette goutte d’eau dans le vase, il s’en sert pour venir en aide aux agriculteurs, pour créer des centres pédagogiques destinés aux enfants de la guerre. L’entraide et la solidarité : un moyen pour chacun de devenir maître de son destin.

Mais c’est sans compter que le temps ne joue pas en la faveur. Trop peu de ressources humaines et matérielles, pas assez de temps pour que toutes ces initiatives accouchent d’un ordre nouveau, et ce en dépit de quelques modestes avancées ponctuelles.

L’Arménie, un pays gouverné par l’oligarchie

Entretemps le creux des années 2000 voit l’Arménie s’approcher dangereusement du précipice : le système oligarchique polarise la société, il aggrave les injustices. « On avait cru l’alternance avec l’arrivée au pouvoir de Robert Kocharian un signe positif, en réalité c’est le pire qui est arrivé ! ».

Alec prend conscience qu’il lui faut changer de méthode.

De SARDARABAT au Pré Parlement

Les temps ont changé, mais cet ancien cadre de l’ASALA lui n’a pas renoncé au combat politique. En Arménie la situation intérieure se dégrade brusquement lorsqu’en mars 2008 la victoire du candidat du pouvoir aux élections présidentielles truquées vire au bain de sang.

Serge Sarkissian, le nouveau président mal élu, s’engage à entamer un processus de normalisation des relations avec la Turquie : les fameux protocoles de Zurich. Alec et ses amis se réunissent autour de la plateforme Miatsoum (unité) pour sensibiliser l’opinion sur les dangers qui pointent sur l’Arménie avec ces protocoles et l’avenir du Haut Karabagh que les principes de Madrid sont en passe de bouleverser les statuts (2).

Pour défendre une approche globale de la question arménienne, Miatsoum laissera la place au mouvement Sardarabat en 2009, nom de la célèbre bataille où en 1918 les Arméniens réussirent à stopper l’avancée des troupes turco kémalistes à une dizaine de kilomètres d’Erevan.

Plus qu’un symbole fort pour marquer les esprits, cette comparaison historique se veut une dernière piqure de rappel avant la catastrophe. Issu de la société civile, Sardarabat n’a rien d’un parti politique comme il peut en exister dans les rangs de l’opposition parlementaire arménienne. « Le champ politique étant verrouillé et l’émigration ayant pris une ampleur terrifiante, menaçant l’existence même de l’Arménie, nous avons tiré la conclusion que la solution résidait non pas dans une alternance mais dans un changement radical du système. Ils nous faut pour cela opérer un changement de système en dehors des règles du jeu prônées par système en place ».

Le processus est en marche. Pour la première fois, le combat devra se mener au plan interne car c’est de là que provient la menace. Son projet n’a rien d’équivoque. Il faut créer un nouveau système de valeurs qui soit en mesure d’apporter des perspectives concrètes aux plans politique, économique, social, culturel sans oublier l’idéologie nationale. Cette seconde phase de libération nationale s’appuie sur un programme précis. Il s’agit pour les militants d’attirer l’attention sur trois questions essentielles et interconnectées.

  • Les dégâts considérables causés par le système oligarchique criminel au pouvoir ;
  • L’exploitation prédatrice des ressources naturelles à l’origine de la destruction de l’écosystème et de la biodiversité ;
  • L’indépendance fictive du pouvoir judiciaire ;

Autant de facteurs qui justifient un taux d’émigration anormalement élevé, le rapprochement aveugle avec la Russie à l’origine de l’abandon partiel de souveraineté en matière de choix stratégiques.

Vers l’instauration d’un Etat de droit

Un petit noyau d’intellectuels, d’écologistes, de journalistes, d’universitaires, d’économistes, d’anciens combattants de hauts gradés et de jeunes militants civiques se constitue. Ensemble, ils passent à la vitesse supérieure et envisagent la mise en place d’un Pré-Parlement.

« Toutes les « élections » tenues depuis 1995 ont été systématiquement truquées. Elles ont favorisé l’impasse actuelle, sapé toute éventualité de réforme ». Pour cela, lui et ses camarades s’appuient sur l’existence d’un mouvement civique non structuré auprès d’une jeunesse préservée à la fois des tares du système et du pesant héritage soviétique.

Objectif : mettre en place des institutions parallèles afin de conforter l’alternative. Pas question de se lancer dans une aventure aux lendemains incertains, il en va de la stabilité d’un pays fragilisé et qui mène une guerre non déclarée avec l’Azerbaïdjan. « Avec ces structures nous entendons établir un contrat social individuel avec chaque citoyen et mettre le pouvoir actuel en défi par la voie pacifique ». Du bien-fondé de ces structures parallèles, Alec s’en défend. Se sont deux dynamiques interconnectées porteuses de changement qui doivent être activées.

Tout d’abord, une assemblée parlementaire constituante qui inaugurera un nouvel ordre et éventuellement fera office de shadow governement. En 2013 les membres du Pré Parlement se sont accordés pour une feuille de route. Conscients que pour l’heure l’équilibre des forces n’a pas encore été inversé, pas question de lancer un soulèvement aux conséquences incertaines. À ses yeux, seule la mise sur pied d’institutions étatiques alternatives permettra au pays d’assainir sa vie politique, sociale, culturelle et économique.

Parallèlement, Alec compte sur la mobilisation de la société civile afin que se forme un mouvement civique de masse non violent et pratiquant la désobéissance civique.

En 2014, ils étaient une soixantaine de candidats en lice. Une date limite pour les élections a été choisie : ce sera 2015, année de commémoration du centième anniversaire du génocide sous le slogan « un centenaire sans le régime ». Mais pourquoi n’attendent-t-ils pas les élections présidentielles de 2018 ? Il n’y a aucune garantie que cette élection sera plus transparente que les autres, depuis 1995 toutes les élections ont été faussées le temps presse « Le pays est exsangue, on ne peut plus se payer le luxe d’attendre encore tellement l’émigration s’intensifie ; le pays est épuisé, il ne peut plus attendre davantage ! Pendant ce temps le gouvernement entretient la fiction d’un combat pour la reconnaissance internationale du génocide. C’est l’existence de l’Arménie actuelle est en danger, sa disparition (Dieu nous en préserve) sonnera le glas de la diaspora ».

Ce beyrouthin enfant de la guerre civile libanaise se veut un lanceur d’alerte en diaspora. Depuis des années, il se rend fréquemment en France, en Russie, pour faire passer son message auprès de communautés mal informées des véritables enjeux qui se trament en Arménie. « La diaspora doit avoir conscience qu’elle a un rôle à jouer pour le salut de l’Arménie. Le pouvoir arménien l’endort avec l’apparence de ses institutions étatiques. L’Arménie est la patrie de tous les Arméniens. Les diasporiques doivent enfin comprendre qu’ils n’ont pas que des droits mais aussi le devoir de contribuer à changer le système ! »
Où donc cette expérience inédite de démocratie participative va-t-il le mener ?

Alec, aveugle, amputé de la main gauche et de deux doigts de la main droite, est prêt à payer le prix de son engagement. Le 19 octobre 2014 alors qu’il est assis dans une voiture, il est violemment arraché du véhicule, molesté, puis abandonné au milieu d’une rue du centre-ville d’Erevan. Ses agresseurs se présentant comme membres de la police criminelle.

Un procédé insupportable qui en dit long sur l’attitude d’un pouvoir à l’égard de l’une des figures les plus respectées de la lutte de libération…

À propos

(1) 1957-1993, héros national arménien né à Fresno aux Etats-Unis. Il participe à l’autodéfense du quartier arménien de Bourdj Hammoud à Beyrouth dès la fin 1978 avant de devenir un membre clé de l’Armée secrète arménienne pour la libération de l’Arménie (ASALA) de 1980 à 1983. En 1990 après avoir passé quatre années de captivité en France, il rejoint l’Arménie où il prend une part active à la guerre de libération du Karabagh. Il est tué le 12 juin 1993.

  • (1) Elaborés en 2008 par les diplomates américains français et russes du groupe de Minsk réunis sous l’égide de l’OSCE, ces principes sont censés poser les bases du règlement du conflit du Karabagh : le retrait des forces du Karabakh des territoires qui l’entoure et forment depuis 1994 une « ceinture de sécurité », le déploiement de forces de maintien de paix, le retour des Azéris déplacés et réfugiés, l’ouverture d’un corridor entre l’Arménie et le Karabakh et la tenue d’un référendum, à une date non précisée, sur le statut du Haut-Karabakh.

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Madaniya - Civique et citoyen. Madaniya s'honore de la responsabilité d'abriter au sein de sa rédaction des opposants démocratiques en exil, des rechercheurs, des écrivains, des philosophes en provenance d'Afrique, des pays du golfe, du Moyen-Orient, et d'Amérique latine, dont la contribution se fera, pour ceux qui le souhaitent, sous le sceau de l'anonymat, par le biais de pseudonyme.

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