Da'ech : Des troubles de la vision à la confusion de la perception

Da'ech : Des troubles de la vision à la confusion de la perception 938 400 Haytham Manna

Dernière mise à jour le 19 septembre 2014

I. Apostasier la différence

Dans un message diffusé sur le site de Da’ech (ISIS), Abou Omar al-Baghdadi a défini l’idéologie de son État en dix-neuf points dont les principaux sont exposés ci-joint :

  • nécessité de démolir et d’éliminer toute trace d’idolâtrie ou de polythéisme, ce qui implique la destruction des statues et des tombes, de toute reproduction ou illustration, selon une conception ultra-rigoureuse de l’islam
  • de ce principe général découle un principe subsidiaire considérant comme renégats les chiites soumis aux règles de l’apostasie ; la laïcité dans ses diverses déclinaisons (nationalisme, communisme, baasisme) engendre également des renégats ayant cessé d’appartenir à la communauté, dont le comportement est contraire à l’islam
  • il en va de même du Parti islamique – par conséquent, il incombe de combattre toute manifestation d’apostasie, mais aussi la police et l’armée d’un État dirigé par un tyran
  • à ce titre, la femme doit se voiler intégralement et éviter la mixité
  • les combattants des groupements djihadistes sont considérés comme des frères et ne sauraient être perçus comme des ennemis en ce qu’ils sont victimes de leur arriérisme (du fait de n’avoir pas perçu les impératifs de l’époque contemporaine), doublé d’un défaut majeur : celui de ne pas s’être rallié sous une bannière unique

Par ce message, Abou Omar al-Baghdadi a clairement énoncé les articulations de sa constitution, en y demeurant fidèle. Da’ech, de son côté, a fait preuve de loyauté à l’égard de ce dispositif. Abou Mohamad al-Joulani le premier : investi de sa mission par le successeur d’Abou Omar – Abou Baker, le « kalifa » de Da’ech –, ce fidèle lieutenant a concentré ses offensives contre la police et l’armée, sans distinction. Lors de ses premières opérations, il réussit à détruire bon nombre de pièces appartenant à la défense aérienne de l’armée syrienne, alors que les opérations-suicide se déroulaient selon le schéma irakien.

À ce sujet, il paraît utile de mentionner que les premières opérations de Jobhat An Nosra portaient sur des cibles à forte charge symbolique : la décapitation de la statue du grand poète arabe Abul ‘Ala al-Maari [1] d’une part, la profanation des tombes et des lieux de culte considérés comme bid’a (à savoir une « innovation non conforme aux dogmes de l’islam »), d’autre part, tuant des soldats syriens sur le modèle des exécutions en Irak. Pour rappel, Jobhat An Nosra a donc une antériorité sur Da’ech dans la pratique des exécutions sur base confessionnelle. Jobhat An Nosra a effectivement pris d’assaut le village syrien de Maaloula à majorité chrétienne bien avant l’attaque de Da’ech contre la bourgade chrétienne de Qoosh, en Irak, assassinant des non-sunnites sur la base de leur identité confessionnelle et nonobstant le fait qu’ils considéraient déjà la guerre en Syrie comme une guerre confessionnelle.

Ces faits ont été soulevés délibérément en réplique à ceux qui se livrent à une analyse microscopique des différences entre le mouvement Al Qaida d’Ayman Zawahiri et Da’ech d’Abou Bakr al-Baghdadi.

À titre complémentaire, il importe de signaler que la totalité des groupements djihadistes, y compris ceux relevant de la mouvance des Frères musulmans de Syrie, ont pactisé plus ou moins ouvertement et durablement avec Da’ech, que cela soit par la constitution de PC commun dans certaines localités, par l’aménagement d’un commandement conjoint pour des opérations ponctuelles, ou enfin par des opérations organisées avec Da’ech, tant en Syrie qu’en Irak.

Trois chercheurs de l’Institut scandinave des droits de l’homme ont procédé à une compilation de toutes ces opérations, pour une étude effectuée à la demande d’une des institutions des Nations unies. Ce présent texte est accompagné de quelques photocopies de documents concernant les accords entre ces diverses organisations.

A – Da’ech et le parti Baas : le coup de grâce d’Ezzat Ibrahim ad-Dourry au parti Baas

En Irak, par le biais de formations combattant l’occupation américaine, Da’ech a réussi à instrumentaliser et à mobiliser un grand nombre de groupements djihadistes opérant dans les zones sunnites du pays ou dans celles ayant vu le jour en toile de fond de l’ère post-Saddam Hussein. Da’ech est parvenu à structurer son ossature militaire à partir des anciens officiers de l’armée irakienne. Cette révélation a donné lieu à une vive polémique au sein du parti Baas et a conduit à l’éviction des cadres supérieurs non sunnites. Les laïcs prirent alors aussi leurs distances avec cette formation dirigée depuis la mort de Saddam Hussein par Ezzat Ibrahim ad-Dourry, ancien vice-président du Conseil de la révolution irakienne, le numéro 2 du régime baasiste.

Ezzat Ibrahim ad-Dourry a sans doute donné le coup de grâce à sa formation en rendant plus tard hommage à Da’ech en ces termes : « À l’avant-garde, les héros et les chevaliers d’Al Qaida et de l’État islamique, à qui j’adresse un salut spécial rempli de fierté, de considération et d’amour ».

Ainsi, ce parti laïc fait ouvertement référence à la révolte des tribus et salue Da’ech qu’il considérait auparavant comme une créature de Nouri al-Maliki, le Premier ministre irakien et des services de renseignement safavides [2].

De la même manière qu’il avait suscité l’intervention américaine en Irak lorsque le régime avait envahi le Koweït, le 2 août 1990, le parti Baas récidive un quart de siècle plus tard par sa connivence avec Da’ech, sachant pertinemment qu’il n’en tirera aucun profit.

Le drame ne réside pas uniquement dans la posture d’Ezzat ad-Dourry et de son armée nakhchabandiste. Le positionnement de nombreux sunnites ralliés à Da’ech par goût de vengeance, par dépit ou plus simplement pour faire enrager leurs rivaux est également tragique.

Outre la marginalisation d’une large fraction de la population irakienne, ce choix suicidaire va conduire le peuple irakien à payer lourdement le prix de l’inconsistance d’une classe politique aventuriste.

L’alchimie syrienne n’a pas été aisée à maîtriser pour Da’ech, de même que la mise en conformité des autres protagonistes à ses thèses en ce que la formation d’Omar Abou Bakr al-Baghdadi avait multiplié les greffes sur divers champs d’action. Les « Afghans syriens », ces anciens djihadistes syriens de la guerre antisoviétique en Afghanistan, se sont employés à occuper des positions charnières à l’articulation de diverses responsabilités au sein du groupement Ahrar As Sham, et une grande partie des réseaux djihadistes mondiaux, tant en Europe qu’en Asie et en Afrique, a conservé des liens avec l’organisation-mère Al Qaida.

De surcroît, l’aisance financière d’Al Qaida lui a offert la possibilité de recycler le discours de Da’ech. Autant d’éléments qui ont favorisé et précipité l’affrontement entre takfiristes djihadistes sur le champ de bataille de Syrie.

B – Da’ech et l’Armée syrienne libre (ASL)

Da’ech éprouvait un sentiment de supériorité idéologique sur ses concurrents. En conséquence, il ne les craignait pas. Il a livré ses plus grandes batailles contre l’ASL en mettant systématiquement l’accent sur son point faible : son suivisme à l’égard de l’Occident, de la Turquie, du Qatar et de l’Arabie Saoudite. Il a aussi dénoncé le fait que son projet constituait une variante de la laïcité, ce qui relève par essence de l’apostasie.

À l’instar de Jobhat An Nosra et d’Ahrar As Sham, Da’ech a habilement exploité la corruption, la gabegie et les détournements de fonds qui entravaient le fonctionnement de l’ASL et ternissaient sa réputation.

Da’ech a engagé sa lutte contre l’ASL sous le mot d’ordre « Débusquer l’hypocrisie », en l’accusant de « servir les desseins du régime noussayriste laïc », apostat par définition, par son refus d’instaurer un gouvernement islamique.

Prenant ainsi pour cible la plupart des formations de l’ASL, Da’ech a capturé une colonne relevant de la brigade Al Farouk du commandant Abel Kader Tlass, dans la région d’Alep, aux fins de purger un vieux contentieux remontant à la bataille de la passe de Tall Baidar. Il a de même expédié une voiture piégée au quartier général du groupement Les Petits-fils du Prophète, dans le secteur de Raqqa, au lieu-dit « Chemin de fer », fauchant au passage quarante des combattants de l’armée dissidente. Une autre voiture piégée envoyée par Da’ech devant le QG de la division Allahou Akbar, dans la zone frontalière de Bou Kamal, a provoqué la mort du frère du commandant de la division.

À cela s’ajoutent les combats entre Da’ech et la division Tempête du nord, à l’arrière-plan de rivalités entre les deux formations. L’affrontement a abouti au retrait de la Tempête du nord d’A’azzaz, à son démantèlement et à la prise de contrôle du secteur par Da’ech dans la foulée de l’échec de la médiation entreprise par Jobhat An Nosra entre les deux belligérants.

En outre, l’ASL a accusé Da’ech d’être responsable de la destruction de ses installations et de ses dépôts de munitions situés près de Bab Al Hawa, à la frontière syro-turque, en plus d’avoir attaqué quatre autres centres : Raqqa, Deir Ez Zor, Alep et Hama.

C – De la « religion du pacifisme » comme forme d’idolâtrie

À ce stade, il est important de rappeler que LA RÉSISTANCE CIVILE CONSTITUE LE PRINCIPAL ENNEMI DE DA’ECH. Les dirigeants de ce groupement ont soutenu en effet que « La résistance pacifique est un acte assimilable à l’apostasie, plus dangereux qu’une participation à la farce politique en Irak ».

Sous le titre « Le pacifisme, la religion de qui ? », Abou Mohamad al-Adanani, porte-parole de Da’ech, a consacré tout un sermon à dénoncer et à stigmatiser la lutte pacifique. En voici quelques extraits choisis :

« Notre chère nation vit dans un état de paganisme et d’humiliation. Les révolutions du printemps arabe en sont la meilleure preuve, qui réclamait liberté et dignité. Les armées des dictatures ont humilié les musulmans en les soumettant à de lois idolâtres et injustes. Sans quoi les peuples ne se seraient pas soulevés, affrontant, poitrines nues, l’arbitraire et la dictature, décidés à vaincre l’injustice et à briser les chaînes de l’humiliation.

Mais, par cette manifestation, les musulmans se sont égarés, s’imaginant que la lutte contre l’injustice et la restauration de la dignité pouvait se faire par des manifestations pacifiques. Ils ne connaissaient pas le remède adéquat et n’ont pas su le trouver. […] Ils se sont imaginé que le salut viendrait du changement de régime et du remplacement des tenants du pouvoir, que les manifestations pacifiques viendraient à bout de l’injustice et des atteintes à la dignité.

[…] Quiconque a prétendu que l’abolition de l’injustice et l’instauration du droit se feraient par des moyens pacifiques, sans combat, sans effusion de sang, se pose en plus savant que le Prophète, un savant supérieur à lui – à Dieu ne plaise –. Quiconque prétend que le livre saint préconise l’appel à des manifestations pacifiques bafoue la parole de Dieu en se comportant à sa guise.

[…] Les armées des dictatures des pays de l’Islam sont majoritairement des armées de renégats et d’apostats, qu’il nous incombe de combattre, en tête desquelles l’armée égyptienne.

Nous conseillons aux sunnites en général, et à ceux d’Égypte et de Irak en particulier, de refuser les appels pacifiques, de porter les armes et de s’engager dans le djihad contre l’armée égyptienne et l’armée safavide [chiite] afin de les purger des mécréants. L’esprit communiste athée est il plus pertinent que celui du cheikh al-Azhar, pacifiste ? Même la poule protège ses poussins du danger : serait-elle plus courageuse que vous, pacifistes d’Égypte et d’Irak ? »

À noter que le porte-parole de Da’ech, Mohamad al-Adanani, n’a jamais mentionné ou fait référence à l’armée israélienne. Ses écrits et ses interventions ne comportent pas un seul mot ou d’allusion à l’égard de cette armée.

D – Des larrons en foire

Les batailles les plus violentes ont mis aux prises les belligérants issus du même moule idéologique. Da’ech a ainsi qualifié Abou Mohamad al-Joulani de fourbe, ghaddar en arabe (littéralement : « celui qui poignarde par surprise »). Selon, lui, le leader de Jobhat An Nosra aurait « trahi son serment d’allégeance, monnayé la confiance et fait preuve d’ingratitude ». Dans la foulée, le groupement a lancé une grande opération de séduction et d’intimidation à grande échelle en vue de débaucher les combattants de Jobhat An Nosra.

Ce mouvement s’est accompagné de la remise en activité des sahaouat [3] pour fédérer les nouveaux adhérents à l’une des deux organisations rivales.

Il importe ici de souligner le nombre élevé de tentatives de médiations menées par des sympathisants pour éviter l’effusion de sang entre des frères d’armes supposés. Treize tentatives ont été lancées par des personnalités pétromonarchiques salafistes du Koweït, du Qatar et de l’Arabie Saoudite, engageant leur crédit auprès des belligérants en raison de leur contribution financière aux diverses composantes de la guerre djihadiste takfiriste. En vain. Toutes ont été vouées à l’échec.

Malgré ce revers, les médiations se poursuivent dans l’espoir de parvenir à une trêve. Da’ech et Jobhat An Nosra ont bien lancé un assaut conjoint contre E’ersal, localité libanaise de la zone frontalière syro-libanaise, début août 2014, mais la confiance ne règne toujours pas entre les deux chefs de file du djihadisme international.

Si l’armée libanaise a subi de lourdes pertes de l’ordre d’une trentaine d’officiers et de soldats pour contenir l’assaut djihadiste, le bilan des victimes entre les deux factions rivales s’est révélé tout aussi lourd, les assaillants djihadistes attaquant l’armée libanaise tout en se combattant entre eux…

II. Quid des intellectuels ?

« Ne parle pas de ce que tu ignores de crainte d’être jugé sur ton savoir » : ce proverbe arabe est particulièrement éloquent pour notre rapport. En effet, le drame de certains intellectuels arabes réside dans ce défaut majeur, leur capacité de parler à tout propos et hors de propos. Ils connaissent tout, donnent leur avis sur tout, allant même jusqu’à décréter des sentences, à la manière des charlatans des chaînes satellitaires confessionnelles, en direct sur les ondes.

A – Sadek Jalal al-Azem : Da’ech, un prolongement du régime syrien

Ce philosophe syrien, auteur d’un ouvrage retentissant (Critique de la pensée religieuse), a muté vers la Théorie de l’injustice confessionnelle, diagnostiquant que les combats en Syrie ne s’arrêteront qu’avec « la chute de l’alaouisme politique, de la même manière que la guerre du Liban n’aurait pu connaître une fin sans la chute du maronitisme politique ».

Certes, par le passé, Azem a fait part de son appréhension face au phénomène Da’ech, mais il minimisa aussi sa gravité et semble persuadé que ce groupement, « prolongement du régime syrien, se dissipera avec la chute du régime ».

Celui qui fut jadis considéré comme un fougueux nationaliste a préconisé le recours à une intervention étrangère pour mettre fin au conflit syrien. « La révolution a besoin d’une aide extérieure pour renverser le régime », a-t-il estimé, laconique, sans se préoccuper des conséquences d’une telle mesure sur l’unité et la souveraineté future de son pays.

B – Bourhan Ghalioun : des rapports étroits entre Da’ech, la Syrie, l’Iran et l’Irak
Photographie de Bourhan Ghalioun en présence de djihadistes. Copyright © SIHR-Madaniya.info

Photographie de Bourhan Ghalioun en présence de djihadistes. Copyright © SIHR-Madaniya.info

Bourhan Ghalioun fut le premier président de l’opposition syrienne off-shore du Conseil National Syrien. Il s’est fermement adressé aux djihadistes ayant rallié Da’ech : « Votre place est parmi les soldats de l’Armée syrienne libre. Vous êtes les bienvenus si votre objectif est réellement la victoire du peuple syrien et la réalisation des objectifs de l’ASL. »

« Il existe des relations étroites entre des dirigeants de Da’ech et les régimes de Syrie et d’Iran. Les forces spéciales syriennes opèrent à l’arrière des lignes de la révolution et se livrent à des actions conformes aux objectifs du régime », a-t-il ensuite soutenu au journal As Sharq le 12 janvier 2014, pour tenter de dissuader les djihadistes de rejoindre Da’ech.

Dans la foulée de cette affirmation gratuite, non assortie de preuves, le professeur à l’université de la Sorbonne s’est livré à un exercice de psychologie sommaire à propos de la complexion mentale des combattants de Da’ech : « Da’ech est un mélange d’extrémistes obsédés par la guerre et les combats. Leur conception du djihad se réduit à couper des têtes. Ils sont dirigés par des officiers des services de renseignements d’Iran, de Syrie et d’Irak, animés par une haine confessionnelle. […] Leur objectif exclusif est la domination des personnes, les assassinats, les décapitations, en attaquant le peuple syrien. »

 C – Michel Kilo : une variante de Ghalioun

Dans une interview au site américain Monitor accordée depuis Montreux (Suisse) où il a accompagné Ahmad Jarba (l’actuel président de la Coalition nationale syrienne) à la conférence internationale de la paix sur la Syrie (Genève-2), Michel Kilo s’est longuement exprimé. Il ressort de ses propos les éléments suivants :

« Nous avons relevé des photographies de certains émirs de Da’ech avec le Président syrien Bachar al-Assad. Des clichés pris avant que ces personnes ne deviennent des émirs, du temps où ils étaient des officiers des forces spéciales syriennes. D’autres documents font état d’instructions des forces spéciales syriennes aux combattants de Da’ech, leur enjoignant d’enlever des personnes à Raqqa (Syrie) et à Tripoli (Nord-Liban). Michel Kilo a ajouté que ces documents seront révélés ultérieurement, sans préciser la date à laquelle il procédera à leur divulgation.

Plus tard, dans le journal saoudien As Sharq Al Awsat en date du 5 mars 2014, il reprendra son analyse dans un papier intitulé « Da’ech revient » : « De nombreux chrétiens et des Alaouites font part de leur crainte face à la révolution. À ce titre, ils la combattent, ou lui témoignent peu d’enthousiasme. Ils pensent à tort que Da’ech combat aux côtés de la révolution, qu’il en constitue une partie intégrante, qu’il nourrit de noirs desseins à leur égard et qu’il projette de les anéantir alors qu’il a été établi, sans l’ombre d’un doute, l’existence de connexions entre Da’ech et le régime syrien, attestées par les témoignages des officiers et des soldats sur les relations entre les services de renseignement syriens avec les djihadistes. » Michel Kilo n’avancera aucune preuve à l’appui de ces assertions.

D – Yassine al-Hajj Saleh : les propos d’un rescapé

Loin de toute cette dramaturgie, un homme qui a souffert dans sa chair des agissements des takfiristes (dont lui, mais également sa femme, sa famille et toute sa ville natale furent les victimes), revient sur certains points particulièrement douloureux :

« L’autoproclamation d’Abou Omar al-Baghdadi en tant que calife et son injonction aux musulmans de lui faire acte d’allégeance constituent effectivement, à proprement parler, un événement historique en ce qu’il a mené à son terme la logique visant à instituer l’islam comme référent ultime en politique, au niveau de l’État et dans la vie quotidienne des personnes.

Ce fait constitue un élément perturbateur pour tous les musulmans, […] et cette perturbation va s’accentuer puisque l’homme, en sa qualité de commandeur des croyants, s’est mis en position d’exiger l’allégeance des musulmans et leur obéissance.

Les musulmans sont dans une impasse, car ce sont eux qui ont ouvert la porte à ces dérives – l’un des leurs a mis en application leur idée dans l’intention de la mener à son terme, quel qu’en soient les conséquences ultimes. Ce faisant, il les place dans une situation extrême : ils ne peuvent refuser le califat sans arguments convaincants, sans reconsidérer radicalement leur projet politique. Dans une telle hypothèse, ils devront se prononcer clairement à propos de la liberté religieuse (y compris la liberté de ne pas croire et la liberté de se convertir à une autre religion), de même que sur l’égalité au sein de la population (indépendamment des considérations touchant à la religion et au sexe de la personne), ainsi que sur la démarcation entre la religion et la violence.

Un positionnement incompatible avec leur leitmotiv, la sagesse de la gouvernance divine et l’appel à l’application de la charia. »

E – Des islamistes

Si un voile a embrouillé la lucidité de bon nombre de libéraux, il en allait tout différemment chez les islamistes. Le trouble qui les agitait a atteint son paroxysme avec l’assaut de Da’ech contre Mossoul.

Jusqu’à cette date, les islamistes irakiens sunnites s’abstenaient de tout rapprochement avec Da’ech, encore moins d’alliances publiques. Quant aux islamistes syriens, ils avaient tranché la question après les affrontements en Syrie entre Da’ech et les autres formations combattantes, d’autant plus que bon nombre des dirigeants de la Coalition nationale syrienne (notamment son président de l’époque, Georges Sabra) et des Frères musulmans de Syrie se sont rangés du côté de Jobhat An Nosra – s’élevant contre la décision des États-Unis d’inscrire cette formation sur la liste des organisations terroristes en ce qu’ils estimaient nécessaire d’établir une claire distinction entre Da’ech et Jobhat An Nosra.

E-1 – Haitham al-Maleh

L’avocat chargé des questions juridique a bien résumé le point de vue de la Coalition nationale syrienne et des islamistes sur le site de la CNL.

« Tous savent pertinemment que les mouvements extrémistes recèlent dans leurs rangs des éléments russes et iraniens qui œuvrent en faveur du régime afin de brouiller l’authentique image de la révolution syrienne.

Se trompe quiconque s’imagine que la communauté internationale se range du côté du peuple syrien et non du côté du régime. Bachar al-Assad ne doit pas se limiter à rendre compte de l’assassinat des Syriens, son jugement devra aussi englober la fabrication et la dissémination de nombreuses cellules dans la zone pour faire pression sur l’opinion occidentale et la placer devant ce dilemme : choisir entre le terrorisme des extrémistes et le terrorisme de Bachar al-Assad en vue de masquer les véritables objectifs de l’authentique révolution populaire.

Da’ech est un germe planté dans le corps de la révolution par le régime Assad, et dont il se sert comme d’un repoussoir afin de décourager la communauté internationale et de la dissuader de toute tentative d’intervention.

Ce groupement est une coquille vide, sans substance, qui se drape dans l’Islam pour influencer l’opinion internationale. C’est une montgolfière instrumentalisée par le régime pour faire dévier la révolution syrienne de ses principes, le moteur de son combat, dont les deux principaux objectifs demeurent la chute du régime et son jugement.

Dans la mesure où Da’ech est un germe planté par Assad, la chute d’Assad entraînera la chute de Da’ech. Mais la chute de Da’ech ne signifie pas la chute d’Assad. La révolution ne doit pas dévier de son objectif principal représenté par la chute du régime. »

E-2 – Fehmy Houeidy

Cet écrivain islamiste égyptien paraît plus réservé et prudent que ses confrères syriens. Dans cette lettre du 16 juillet 2014 au Liwa, il rejette la logique du complot et de l’agissement d’agents stipendiés pour avancer une explication prétendument scientifique :

« Da’ech, constitué en 2006 en Irak, a remporté dernièrement des succès militaires en Irak et en Syrie avec l’aide d’officiers de commandement de l’ère Saddam Hussein, mettant à profit la colère des sunnites et leur soulèvement, le conduisant à proclamer le califat, le 29 juin 2014, coïncidant avec le premier jour du mois de Ramadan. Et à réclamer l’allégeance des musulmans et leur ralliement à sa bannière.

Da’ech a mis à profit la dégradation de la situation en Irak et la perturbation de la sienne en Syrie pour étendre sa domination à de larges secteurs de la zone orientale, opérant une progression fulgurante dans les zones sunnites d’Irak.

Lors de son déploiement, il a mis la main sur d’importantes quantités d’armes entreposées dans des réserves situées dans les deux pays [Irak et Syrie], sur de l’argent en dépôt dans les banques (situées dans sa zone de déploiement) ainsi que sur des champs de pétrole et des terres agricoles. Autant d’atouts qui ont convaincu les dirigeants du groupement de la viabilité de leur projet d’édification d’un État islamique.

Je n’exagère pas en disant que le groupement traduit l’exaspération des sunnites d’Irak et incarne leur colère et leurs protestations davantage qu’il n’exprime un zèle prosélyte en vue du rétablissement du califat.

Da’ech est effectivement une organisation terroriste, mais tous ceux qui se sont rangés à ses côtés – qu’il s’agisse de combattants ou de sympathisants, de terroristes ou de takfiristes – sont des citoyens irakiens ordinaires modérés qui ont combattu Al Qaida dans le passé, qui réclament la fin de leur marginalisation et de leur éviction des emplois publics. Ils se sont résolus à recourir à la résistance armée et à soutenir Da’ech, à leurs corps défendant, acculés par la politique inique du gouvernement de Nouri al-Maliki. »

Au détour d’une phrase, Fehmy Houeidy trahit ses arrière-pensées. Dressant un parallèle entre Da’ech Irak et Da’ech Syrie, l’islamiste égyptien s’interroge sur « le mystère qui entoure le comportement des deux formations sœurs ». Une interrogation subsiste donc quant au rôle de cercles extérieurs dans le surgissement de Da’ech, de même que la nature du commandement dans les deux formations et l’identité du groupement dans chacun des deux pays fait débat.

« En Irak, Da’ech fait preuve de souplesse et témoigne d’une volonté de coopération et d’entente avec les tribus, en veillant à s’appuyer sur un commandement irakien local. Il en va tout autrement en Syrie. Dans ce pays, Da’ech fait preuve d’une plus grande violence, d’une plus grande sévérité et d’une plus grande morgue, sans oublier que certains de ses dirigeants viennent de l’extérieur, dont le plus connu est un musulman de Géorgie, dénommé Abou Omar as-Shishany. »

Sauf à succomber aux vertus malfaisantes de l’illusion lyrique, comment Fehmy Houeidy peut-il se livrer à une telle analyse, en passant sous silence le soutien de ses collègues islamistes à Da’ech ? Comment peut-il faire cette démonstration autrement que sous l’effet de l’illusion dont il se berce ?

Est-ce faire preuve de souplesse et de modération que d’ordonner des massacres de masse ? De se livrer à des opérations-suicide dans les villes ? De provoquer le transfert des chrétiens ? De tenter d’exterminer les Yazédites ?

Fehmy Houeidy ignore-t-il qu’Omar as-Shishany combattait autour du barrage de Mossoul, en Irak, comme il menait auparavant bataille en Syrie ? Ignore-t-il que des étrangers de plus d’une trentaine de nationalités combattaient en Irak ? Et, plus grave encore, ignore-t-il la profonde perturbation opérée par Da’ech dans les rangs des islamistes, qu’ils soient modérés ou extrémistes ?

F – La position du cheikh Youssef Qaradawi

Le Comité des oulémas de l’Islam et le cheikh Youssef al-Qaradawi ont commencé par saluer le mouvement Da’ech comme une « révolution populaire », avant de se raviser et de se dresser contre l’instauration du califat.

Leur réticence ne réside pas dans le positionnement de Da’ech et dans son comportement criminel et sa fabrication de la sauvagerie, à tout le moins en Irak, mais dans le fait que Da’ech a usurpé l’idée de califat. En dépit de la sacralité du projet, les partisans du courant dit modéré au sein du mouvement islamiste considèrent sa réalisation comme inappropriée dans les circonstances présentes.

G – La position du Comité islamique de Damas

Le Comité islamique de Damas a été sans ambiguïté dans sa condamnation du projet califal. Il ne s’est pas contenté de le refuser, comme d’autres se sont bornés à le faire, à l’instar de Chankiti et Rayssouni et de dizaines d’autres plumes islamistes : il a poussé la critique jusqu’à estimer illégitime la proclamation du califat. C’est d’ailleurs avec sévérité qu’il juge le comportement de Da’ech :

« La proclamation du califat a émané d’une clique de voyous, qui fait couler le sang, qui ne respecte pas le code de conduite édicté par le prophète, lequel constitue le fondement d’un califat empreint de sagesse. Les auteurs de la proclamation ne maîtrisent pas le territoire et ne sont pas obéis par le peuple.

La proclamation du califat s’est faite sans l’avis préalable des hommes de sciences ni la consultation préalable des musulmans, sur la base des vexations des gens pour obtenir leur allégeance à un poste qui leur était pas destiné. Une autoproclamation de cette sorte a défiguré le visage de l’Islam en faisant apparaître un tel état comme un “état d’assassins et de criminels, jubilant de plaisir devant le spectacle des décapitations et des amputations”.

Qu’il avait maintes fois raison, celui qui a dit : “L’Histoire se répète, la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce.” »

Quand se perd la notion du djihad pour l’honneur de la confrontation, que s’égare du projet de califat la notion de la dignité de la personne humaine et ses droits, le groupement qui se désigne islamique devient alors l’ennemi numéro 1, non seulement de l’humanité, mais également de toutes les valeurs humaines véhiculées par l’Islam.

Notes

[1] Abul ʿAla al-Maari, de son nom complet علاء أحمد بن عبد الله بن سليمان التنوخي المعري [Abū al-ʿAlāʾ Aḥmad ibn ʿAbd Allāh ibn Sulaimān al-Tanūẖī al-Maʿarrī (973-1058)], est un poète et philosophe arabe aveugle. Controversé pour sa rationalité, il s’attaqua au dogmatisme, considérant que ni l’islam pas plus que toute autre religion ne détient la vérité, usant pour ce faire de sarcasme à l’égard de toutes les religions monothéistes ayant pris naissance au Moyen-Orient (chrétienne, juive ou musulmane).

[2] Par allusion à la dynastie safavide, fondatrice du premier Etat chiite en Iran.

[3] Les sahaouat sont des conseils de tribus, instaurés par Saddam Hussein pour susciter une solidarité clanique et tribale autour du régime, au moment de l’invasion américaine de l’Irak ; une formule reprise ensuite par les Américains pour combattre Abou Mouss’ab al-Zarkaoui.

Illustration

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Annexe documentaire

Haytham Manna

Haytham Manna, Président du mouvement Qamh (Valeurs, Citoyenneté, Droits) en Syrie. Membre dirigeant de la Conférence Nationale Démocratique de Syrie. Co-président du Conseil Démocratique de Syrie, coalition de l'opposition démocratique et patriotique syrienne, est Président de «The Scandinavian Institute For Human Rights (SIHR-Institut Scandinave des Droits de L’homme). En exil en France depuis 35 ans, il s'oppose à tout recours à la force pour le règlement du conflit syrien. Son frère a été tué par les services de sécurité syriens et son cousin torturé au début du «printemps syrien», en 2011. Il est l’auteur de trois ouvrages «Islam et Hérésie, l’obsession blasphématoire», «Violences et tortures dans le Monde arabe», tous deux aux Éditions l’Harmattan, ainsi qu'un troisième ouvrage «Le Califat d Da'ech». Titulaire d’un diplôme sur la médecine psychosomatique de l’Université de Montpellier, il a exercé au sein de l’équipe médicale du professeur Philippe Castaigne au Laboratoire du Sommeil (Département de neurophysiologie) du groupe hospitalier Pitié Salpêtrière à Paris. Haytham Manna siège au comité directeur de Justicia Universalis et de l’Institut égyptien des études des droits de l’homme, titulaire des plusieurs distinctions honorifiques dans le domaine des droits de l’homme: Medal of Human Rights-National Academy of Sciences-Washington (1996), Human Rights Watch (1992).

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2 commentaires
  • La charia.
    Pour les non musulmans, ce terme exprime un ensemble de lois à appliquer obligatoirement par chaque musulman et à imposer aux autres dans les pays à majorité musulmane.
    Ceci est faux.
    Le livre sacré, le Coran, inspiré à Mahomet, est la seule référence de l’Islam. Les Hadiths, la Sunna, sont des interprétations du texte, des rapports de l’histoire, ou des explications à travers 1400 années, par divers interprètes selon leur époque, leur propre culture, leur propre personnalité, leur propre honnêteté, leur propre liberté, toutes qualifications humaines, donc sujettes à discussion. Seul le texte du Coran n’aurait pas été modifié et reste l’unique référence de l’Islam.
    La confusion établie, les dérives deviennent nombreuses.
    Si le Coran rappelle qu’il confirme les précédents messages, à savoir l’évangile, la Torah, il ne peut en aucun cas en être en contradiction.
    La Charia consiste en un ensemble de lois établies dans des pays à majorité musulmane, par les hommes, en fonction des besoins de leur société. Elle est différente selon les diversités des populations musulmanes sur le globe. En principe, elle doit suivre l’esprit du Coran. Elle ne le fait pas dans de très nombreux cas car l’explication ou l’interprétation du texte sacré peut être erronée. Personne ne peut avoir la certitude de détenir a vérité, car personne ne peut se mettre à la place de Dieu.
    Ceux qui ont gouverné le monde arabe ont très souvent abusé de leur pouvoir et leurs conseillers en matière d’Islam, n’étaient pas forcément des saints.
    Une dernière remarque: Dan s notre monde arabe si perturbé aujourd’hui, il faut chercher l’origine de Daesh et ses soeurs dans l’injustice sociale, dans la pauvreté, dans l’analphabétisme, dans les énormes différences sociales et aussi, et aussi, et aussi, dans les ingérences étrangères qui ont su appliquer avec brio dans cette société fragile: « diviser pour régner »

  • les crimes sans fondement en ISLAM sont damnés par DIEU et entraîne sa colère et voue l’agresseur a une éternité infernale. si vraiment ceux sont des musulmans pourquoi ne vont ils pas libérer la Palestine des mains sionistes qui commettent une colonisation insensée alors que ce pays appartient aux cananéens et que le prophète Jacob (qlsssl) a quitté avec la totalité de la tribu des hébreux soit une cinquantaine de personnes pour rejoindre son fils Joseph (qlsssl). le génocide est permanent depuis 1948 avec la complicité du perfide plateau d’Albion et la cécité chronique des membres du conseil dit de sécurité.