France-Syrie : Cent ans d'ingérence diplomatique française en Syrie 1/2

France-Syrie : Cent ans d'ingérence diplomatique française en Syrie 1/2 938 440 Kaïs Ezzerelli

Du premier Congrès arabe de Paris aux conférences des « amis de la Syrie »: cent ans d’ingérence diplomatique française en Syrie 1/2

Avertissement : Cet article est paru en juillet 2013 dans le contexte d’une préparation de l’opinion publique française par le gouvernement français, appuyé par les médias dominants et une partie de l’intelligentsia, à une intervention militaire française en Syrie sous le prétexte de protéger le peuple syrien de la répression menée par le régime baathiste dirigé par Bachar al-Assad, selon un scénario déjà rôdé en Libye en 2011 avec les conséquences que l’on sait.
S’il pointe la responsabilité française dans le durcissement du conflit syrien et la compromission d’une partie de l’opposition en exil dans les projets d’intervention militaire étrangère (qui ont fini par se concrétiser aujourd’hui sous d’autres formes), il n’entend nullement jeter l’opprobre sur l’ensemble de l’opposition syrienne (dont une partie rejette catégoriquement les immixtions étrangères dans la crise que traverse leur pays) pas plus qu’il n’entend cautionner les dérives répressives du régime en place.

L’angle d’analyse choisi vise simplement à contrebalancer la rhétorique dominante et à proposer une comparaison historique éclairant sous un nouveau jour la politique de la France dans la région et notamment l’instrumentalisation de la situation dramatique vécue par le peuple syrien au service d’un projet de type néo-colonial.

Il y a environ un siècle était organisé à Paris, à l’initiative de quelques jeunes arabistes syriens, étudiants dans la capitale française, le premier Congrès arabe (du 18 au 23 juin 1913). Les délégués syriens (et quelques Irakiens) qui s’y réunirent étaient originaires de Beyrouth, de Damas, de Hama, de Baalbeck, du Mont Liban, de Naplouse, de Bagdad et parfois installés au Caire, à Paris, à New York ou à Mexico.

Par-delà leurs différences religieuses, ces délégués arabes (qui comptaient 11 musulmans, 11 chrétiens et un juif) demandaient pour leurs compatriotes vivant dans les provinces arabes de l’Empire ottoman la reconnaissance de certains droits tels que l’usage de l’arabe comme langue officielle dans l’administration, les écoles ou les tribunaux de ces régions gouvernées par le sultan turc et le Comité Union et Progrès (CUP) ainsi qu’un régime de décentralisation administrative. Ils ébauchaient ainsi le noyau d’un mouvement arabiste comprenant de futurs nationalistes arabes mais aussi des « syrianistes » ou des « libanistes » défendant les intérêts spécifiques de leurs régions.

Dans un contexte marqué par l’effondrement progressif de l’Empire ottoman, défait en Libye par l’Italie en 1911-1912, puis en Roumélie (une région actuellement partagée entre la Grèce et la Bulgarie) par une coalition d’Etats balkaniques en 1912-1913, des mouvements de rébellion contre l’autorité ottomane étaient apparus au Yémen, au Hedjaz, au Asir et même dans la montagne des Druzes (Djebel al-Arab), au sud de la Syrie actuelle. Certains notables syriens commencèrent à envisager l’autonomie voire la séparation de leurs provinces d’avec l’Empire ottoman et se mirent à préparer des plans dans ce sens en se rapprochant des puissances européennes ayant des intérêts dans la région.

En-dehors de l’Italie et de la Russie, concentrées sur d’autres régions de l’Empire ottoman, l’Allemagne développait son influence économique en Syrie du nord (dans la région d’Alep) à partir de son projet de Bagdadbahn et en Palestine avec l’installation d’une communauté protestante (les Templers) tandis que la Grande-Bretagne cherchait à étendre son influence depuis l’Egypte ou les Trucial states du Golfe arabo-persique (où elle était installée depuis le XIXe siècle) vers la Palestine et la Péninsule arabique, afin de mieux contrôler la route des Indes. Dès 1911, des projets de califat arabe virent ainsi le jour pour se substituer au califat turc avec l’encouragement discret des Anglais (2).

Quant à la France, elle constituait alors la première puissance européenne en Syrie par l’ancienneté et l’importance des ses intérêts économiques et de ses œuvres morales. C’est elle qui représentait le Vatican auprès du sultan (un paradoxe après la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat de 1905) et qui apparaissait encore comme la protectrice des chrétiens d’Orient. De plus, elle bénéficiait d’un certain nombre de privilèges douaniers et juridiques et la Banque impériale ottomane demeurait majoritairement à capitaux français. Les bouleversements militaires et politiques que vivait l’Empire ottoman à cette époque n’étaient donc pas pour rassurer les diplomates français qui craignaient qu’un effondrement définitif de cette ancienne puissance orientale (qui avait gouverné la plupart des pays arabes pendant quatre siècles) ne porte atteinte à ses intérêts.

Le parti colonial français incarné par des personnalités comme Raymond Poincaré, Joseph Caillaux, Alexandre Ribot ou Paul Cambon, se réveilla alors pour réaffirmer la prééminence de la France dans la région : c’est le sens du projet d’omnium des intérêts français en Syrie, de la création de la Commission des affaires syriennes ou de la déclaration de Poincaré au Sénat qui faisait suite à une «mise au point» avec les Britanniques (alliés à la France dans le cadre de l’Entente cordiale depuis 1904), à la fin de l’année 1912.

Cette agitation diplomatique ouvrait selon certains une nouvelle «question syrienne» et les conférences et articles se multiplièrent en ce sens, à l’initiative de sociétés coloniales telles que le Comité de l’Orient (ancien « Comité des amis de l’Orient » – un nom qui a une curieuse résonance aujourd’hui), la Société de l’Asie française ou encore la Société de géographie qui éditaient chacune une revue (respectivement, La Correspondance d’Orient, L’Asie française et La Géographie).

Des rencontres diplomatiques informelles se multiplièrent également entre les consuls français en poste dans la région et les acteurs du mouvement arabiste syrien et, à Paris même, les liens se resserrèrent entre les responsables des Affaires étrangères et des notables syriens installés en France tels que Chokri Ghanem, Khairallah Khairallah (rédacteur au journal Le Temps) ou les frères Moutran. Ceux-ci devaient participer à l’organisation du fameux congrès arabe à Paris, aux côtés des jeunes étudiants membres de la société secrète al-Fatat (tels Abd al-Ghani al-Oureissi, Jamil Mardam ou Aouni Abd al-Hadi), dans les locaux de la Société de géographie.

Des contacts furent pris avec les sociétés arabistes au Proche-Orient, notamment le Parti de la décentralisation administrative ottomane du Caire et la Société générale des réformes de Beyrouth, qui acceptèrent de participer à ce congrès en y envoyant des délégués après que leurs tentatives auprès des autorités ottomanes ont échoué.

Après avoir longuement hésité, les autorités diplomatiques françaises se décidèrent à apporter un soutien prudent au mouvement arabiste qui se manifesta avec éclat lors des grèves organisées à Beyrouth en protestation contre la fermeture de la Société des réformes puis lors des manifestations contre l’arrestation de certains de ses membres sur ordre du vali ottoman, en avril 1913. L’intervention des consuls étrangers (français et anglais) permit alors de faire libérer les chefs de l’agitation et de rétablir le calme.

Mais le mouvement avait été soutenu par plusieurs notables arabistes et par divers journaux et associations et les consuls français sentirent qu’il valait mieux tenter de canaliser ce mouvement au profit de leurs intérêts plutôt que de le laisser prendre de l’ampleur et dégénérer en mouvement séparatiste.
En effet, les intérêts français étant dispersés dans l’Empire ottoman, une telle sécession syrienne les aurait desservis. Dès lors, les diplomates français vont accepter d’organiser le Congrès arabe à Paris mais en prenant toutes sortes de dispositions pour en orienter les débats et les conclusions : ainsi le titre d’une intervention sur «le patriotisme (al-wataniyya) et la lutte contre toute occupation étrangère» fut-il modifié à la demande des autorités françaises et certains délégués (tels Chokri Ghanem et Khalil Zayniyya) servirent d’intermédiaires pour empêcher l’intervention de l’assistance et pour favoriser l’adoption de revendications en faveur d’une décentralisation administrative qui serait supervisée par des conseillers étrangers dans le vilayet de Beyrouth.

De plus, des mesures avaient été prises pour empêcher la presse de rendre compte largement de cet événement, ceci afin de ne pas heurter les autorités ottomanes représentées à Paris par un ambassadeur qui accepta tout de même de recevoir les délégués syriens. Ceux-ci rencontrèrent également le ministre des Affaires étrangères de l’époque, Stephen Pichon, qui promit de soutenir leurs revendications.

Face à des demandes somme toute modérées concernant la décentralisation administrative, l’usage de l’arabe ou la possibilité d’effectuer le service militaire localement, les autorités ottomanes acceptèrent de venir rencontrer les congressistes arabes à Paris et un accord fut ébauché.

Pour les diplomates français, la tenue de ce congrès à Paris constituait une victoire sur plusieurs tableaux: d’une part, le prestige de la France se trouvait accru auprès d’une partie de l’opinion syrienne qui jusque-là avait d’elle une mauvaise image en raison de sa politique coloniale au Maghreb.

D’autre part, le gouvernement français trouvait là un moyen de pression sur le gouvernement ottoman dans la perspective des accords économiques à venir ; enfin, la diplomatie française s’imposait sur ses rivales britannique et allemande auprès des arabistes.

Peu après, suite à des révélations dans la presse du Caire et en réponse au mouvement de protestation d’une partie de l’opinion syrienne, animée par des personnalités comme Chakib Arslan et révoltée du procédé consistant à aller réclamer des réformes à l’étranger à un moment où l’Empire ottoman était attaqué de toutes parts, le gouvernement ottoman fit marche arrière.

Il sut jouer des divisions au sein des notables syriens pour étouffer le mouvement : ainsi, une partie des réformistes syriens (parmi lesquels le président du Congrès arabe, Abd al-Hamid al-Zahraoui) acceptèrent-ils des postes de sénateurs ou d’inspecteur civil alors que seule une petite partie des demandes avait été entérinée par un édit impérial ; d’autres réformistes syriens musulmans commencèrent à se méfier d’une partie de leurs compatriotes, trop proches des milieux diplomatiques français et favorables à une intervention de la France en Syrie.

De leur côté, les Français se désengagèrent rapidement, en raison à la fois de ces divisions qui signaient l’affaiblissement du mouvement réformiste, du redressement militaire des Ottomans, des accords diplomatiques conclus par ailleurs avec les Britanniques et les Allemands pour un partage de la Syrie en zones d’influence économiques et enfin, de l’accord franco-ottoman de septembre 1913 ouvrant sur un emprunt important (confirmé en avril 1914).

Pour aller plus loin

A propos de Jamil Mardam Bey

Les ingérences américaines en Syrie : témoignage de Robert Kennedy jr.

  1. Kaïs Ezzerelli est un historien contemporanéiste franco-tunisien, doctorant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Ancien boursier et chercheur associé de l’Institut Français du Proche-Orient à Damas et de l’Orient Institut à Beyrouth, il a vécu au total huit années en Syrie et au Liban jusqu’en 2009 et quatre années en Tunisie (2011-2015) où il a mis en place et assumé un enseignement de l’histoire du monde arabe. Éditeur des Mémoires de Muhammad Kurd ‘Ali (1876-1953), il a également publié plusieurs articles sur les intellectuels, les autobiographies et la presse arabes comme sur les relations entre l’Europe, le Maghreb et le Machreq. Dernier ouvrage paru : Diplomatie occidentale et dissidence arabe. La France coloniale et le mouvement arabiste en Syrie ottomane (1912-1914), Tunis, Dar al-Wasla, 2014.
  2. Voir «La question du califat», dossier de la revue Les Annales de l’Autre Islam, n°2, Paris, ERISM-INALCO, 1994.

Kaïs Ezzerelli

Kaïs Ezzerelli est un historien contemporanéiste franco-tunisien, doctorant à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Ancien boursier et chercheur associé de l’Institut Français du Proche-Orient à Damas et de l’Orient Institut à Beyrouth, il a vécu au total huit années en Syrie et au Liban jusqu’en 2009 et quatre années en Tunisie (2011-2015) où il a mis en place et assumé un enseignement de l’histoire du monde arabe. Éditeur des Mémoires de Muhammad Kurd ‘Ali (1876-1953), il a également publié plusieurs articles sur les intellectuels, les autobiographies et la presse arabes comme sur les relations entre l’Europe, le Maghreb et le Machreq. Dernier ouvrage paru : Diplomatie occidentale et dissidence arabe. La France coloniale et le mouvement arabiste en Syrie ottomane (1912-1914), Tunis, Dar al-Wasla, 2014.

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Un commentaire
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